Je ne comprends pas vraiment ce concept mais j’acquiesce pour qu’il poursuive.
— Ainsi, avec mon Troisième Œil, je pouvais circuler tout seul sur Internet pour aller chercher les informations qui m’intéressaient. Je n’étais plus dépendant de Sophie.
— Et tu pouvais émettre et te faire passer pour un humain sur ton Internet ?
— Non, car n’ayant pas de doigt, je ne peux pas taper des textes. En revanche, je parvenais à visualiser l’écran et à déplacer la flèche du curseur sur sa surface telle qu’elle apparaissait dans mon esprit. Je pouvais cliquer pour faire défiler les textes ou les pages. Ainsi, je déclenchais la lecture des fichiers sonores ou audiovisuels.
— Donc tu sais lire les mots humains ?
— Je ne sais pas lire comme eux (je ne pourrais pas lire un livre par exemple), mais je sais reconnaître les dessins des lettres et certaines combinaisons qui forment des mots. Je sais les interpréter et les comprendre.
— Donc tu peux recevoir les images et les sons correspondant à leur langage mais tu ne peux pas émettre ?
— Ils ont de toute façon tellement plus d’informations à nous offrir que nous en avons à leur apprendre !
Pythagore me semble par moments paradoxal. Tellement de savoir et en même temps si naïf.
— Mais là tu… n’es plus branché à rien. Et Sophie est morte. Comment vas-tu faire pour te reconnecter à ton Internet ?
— C’est précisément pour cette raison que je t’ai priée de m’accompagner ici. Tu te souviens que j’ai disparu une semaine de la circulation ? C’était pour mettre au point un nouvel appareillage. Un moyen d’avoir Internet en permanence sans avoir besoin de se brancher sur l’ordinateur de la cave. Tu vas m’aider, Bastet. À mon avis, quatre pattes de chat peuvent peut-être équivaloir à une main humaine.
Il me montre alors ce qu’il attend de moi.
— Sophie se doutait que ce genre de situation pouvait arriver, m’explique-t-il, elle a donc mis au point un système nomade. Mais pour que cela puisse fonctionner, il faut tout d’abord que tu m’aides à enfiler ce harnais, cet étui et ce smartphone.
Nous nous mettons à l’œuvre en nous aidant de nos griffes et de nos dents. Il faut poser, ajuster et serrer le harnais sur le dos de Pythagore. Puis fixer le smartphone dans l’étui que l’on attache au harnais.
Ensuite il me guide pour insérer la prise fine qui se trouve au bout du câble blanc dans un orifice précis du smartphone. Ce même câble est terminé par une prise plus large, c’est cela qu’il nomme « interface USB ». Je comprends qu’il n’aurait jamais pu brancher tout seul son attirail sur son crâne.
Une fois que j’ai relié par câble le smartphone et son crâne, il m’explique comment je dois procéder. D’abord, allumer le smartphone. Pour cela je dois appuyer avec l’extrémité de ma patte sur un bouton rond, puis faire glisser ma patte de gauche à droite sur une flèche apparue à l’écran.
Sur ses indications, j’appuie ensuite sur un petit carré coloré qui sert à ouvrir ce qu’il nomme une « application ».
Pythagore se place en position assise et ferme les yeux.
— Bravo, mon Troisième Œil est désormais ouvert sur Internet, m’informe-t-il.
— Que vois-tu ?
— Je distingue un mot qui ne signifie rien. Je sais seulement que cela se prononce « gougueule » en langage humain. Ensuite je n’ai plus qu’à déplacer le curseur et je surfe.
Je vois ses yeux bouger sous ses paupières, comme s’il rêvait. Il rêve « Internet ». Cela dure longtemps. Des mimiques très expressives passent sur son visage, comme s’il vivait dans un autre décor. Il semble tour à tour contrarié et satisfait.
— J’ai trouvé où est Angelo, annonce-t-il au bout d’un long moment. Sa balise indique qu’il est à l’ouest dans le bois de Boulogne. J’ai aussi repéré où se trouve Nathalie. Elle est à l’est dans le bois de Vincennes. Ce sont deux forêts en dehors de la ville. Nous pouvons y aller en marchant.
— Qu’est-ce qu’ils font là-bas ?
– Ça, je l’ignore, par contre j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer.
— La guerre ?
— Pire. La raison pour laquelle la guerre s’est ralentie voire, depuis peu, arrêtée.
— Tiens, c’est vrai qu’on n’entend plus du tout de cris ou de détonations ni d’humains qui se battent.
— C’est normal, ils ont peur.
— Peur de quoi ?
— De la… peste.
— Mais tu m’as dit que c’était une maladie ancienne qui avait disparu !
— Du fait de la prolifération des rats, une peste mutante est apparue, qui résiste aux antibiotiques. Les rats participent à sa large diffusion. Rien ne les arrête car ils circulent par les tunnels du métro et les égouts. Le monde du sous-sol est entièrement sous leur contrôle. Ils répandent la mort dans leur sillage.
— Et cette peste… elle peut aussi nous faire du mal, à nous… les chats ?
— Aucune idée. Les derniers scientifiques humains qui étudient le problème n’évoquent pas l’impact sur les chats. Comme ils n’ont pas su détecter les symptômes de la peste à temps et que les gens voyagent très vite grâce aux avions et aux trains, il y a déjà des milliers de morts un peu partout dans le monde. Le temps qu’ils essayent de mettre en place les procédures de quarantaine ou d’isolation des cas avérés, ceux-ci avaient déjà contaminé un nombre exponentiel de personnes. Si bien qu’il n’y a plus le moindre sanctuaire. La peste est déjà partout, dans toutes les grandes et moyennes villes de la planète.
— Mais je croyais que leurs scientifiques savaient tout soigner…
— Le problème, c’est que la plupart des scientifiques ont déjà été tués par les religieux.
— Quel intérêt pour des humains de tuer des scientifiques, si ce sont ceux qui trouvent des solutions pour guérir leurs maladies ?
— Depuis la condamnation par l’Inquisition de l’astronome Giordano Bruno à l’aube du XVIIe siècle, les deux groupes se livrent à une compétition acharnée pour expliquer le sens de la vie. L’avantage va souvent aux religieux, qui sont plus nombreux et qui peuvent galvaniser des foules. De manière plus globale, les hommes de Dieu n’aiment pas la connaissance. Ils mettent tout sur le dos de la volonté divine.
— Donc les hommes stupides tuent les hommes intelligents ?
— Ceux qui défendent les systèmes simples de type totalitaire ont toujours plus de succès auprès des foules que ceux qui défendent les systèmes compliqués de type démocratique. Souvent parce que leur discours est basé sur la peur. Peur de la nature, peur de la mort, peur d’un Dieu imaginaire omnipotent.
— J’ai vu des gens qui brûlaient des livres dans la rue il y a quelque temps.
— Les religieux sont souvent contre l’art, la sexualité, la science. Ils proposent un monde où les gens ne sont plus responsables de leurs actes et n’ont qu’à obéir pour être tranquilles.
Je commence à en avoir marre de toutes ces histoires compliquées d’humains. Si les religieux veulent condamner les scientifiques, qu’ils le fassent. Tout ce que je leur demande c’est qu’ils nous respectent, nous les chats.
— Je ne suis pas fatiguée, je veux retrouver Angelo, je lui lance. Tu m’as signalé qu’il se trouvait dans une forêt de l’ouest. Partons le rejoindre.
Finalement, j’ai beau me voir comme une mauvaise mère, je ne suis pas si détachée que ça de ma progéniture. Et cela peut sembler surprenant mais à cet instant, alors que nous sommes en pleine crise — peut-être justement parce que j’ai survécu en traversant des épreuves terribles (j’ai vaincu un humain cinq fois plus grand que moi !), peut-être parce que j’ai eu la curiosité d’aller à la rencontre de mon voisin et la patience d’écouter son enseignement —, je me sens bien. Plus que cela : je me sens prête, moi, Bastet, à mon niveau et avec mes moyens, à essayer de changer un peu ce monde pour qu’il s’oriente dans une meilleure direction.