— Ils ont perdu mille ans ?
Je me frotte le museau, puis pose la question qui me taraude.
— Est-il possible que les humains meurent… tous ?
— Les précédentes épidémies de peste, au XVIe et au XVIIe siècle, ont tué la moitié de la population. C’est à chaque fois un coup de froid qui a arrêté le fléau.
— Un coup de froid ? C’est la météo qui peut sauver les humains ?
— Jusque-là en tout cas, c’est ainsi qu’ils ont survécu. Et puis en 1900, un humain scientifique du nom d’Alexandre Yersin a enfin trouvé la cause de l’épidémie : « la transmission par les rats et par les puces ». Cela lui a permis de mettre au point un remède efficace.
— Mais tu m’as dit qu’il n’y avait pas de remède à cette peste-ci ?
Pythagore secoue la tête.
— Je veux te montrer jusqu’où va le génie humain lorsqu’il est encouragé.
Il ferme alors les yeux, se concentre un moment, puis une voix humaine est diffusée par le smartphone sur son dos.
— Qu’est-ce que c’est que ça encore ?
— Grâce à mon Troisième Œil, je suis allé sur Internet et là j’ai ouvert un fichier musique. C’est une chanson interprétée par une humaine qui avait une voix extraordinaire. On la surnomme « la Callas ». Elle est morte mais son chant enregistré continue de transmettre son émotion. Le morceau se nomme « Casta Diva » et il fait partie de l’opéra Norma de Vincenzo Bellini.
La musique sort de plus en plus précisément par les petits haut-parleurs incrustés dans son smartphone. Je suis d’abord étonnée par ces sons qui ressemblent presque à des miaulements. Puis cela ondule, vibre, se répand. Je m’approche du smartphone et je vois sur l’écran le visage en noir et blanc d’une humaine avec un long nez qui chante.
Que c’est beau.
Je comprends soudain pourquoi Pythagore veut que nous conservions les acquis de la civilisation humaine. La voix de cette Callas monte de plus en plus haut dans les aigus, alors que des chœurs d’autres humains chanteurs entament le refrain.
C’est étrange, ce que cette musique provoque dans mon corps. C’est comme un ronronnement parfait qui me donne de l’énergie.
— Maintenant tu sais ce que j’admire chez eux, déclare Pythagore.
Mon cœur se serre à l’idée que tout cela risque de disparaître.
— Ainsi les humains ont découvert l’importance de l’art, commente-t-il. Cela ne sert à rien. Ni à manger, ni à dormir, ni à conquérir des territoires. L’art est une activité inutile et pourtant c’est leur force. Les dinosaures, eux, n’ont pas laissé de traces artistiques.
La musique s’écoule, merveilleuse, durant un long laps de temps, puis s’arrête.
— Un jour, si nous voulons les égaler, il faudra qu’une chatte miaule aussi bien que la Callas sur un air aussi beau que celui de « Casta Diva » de Bellini.
Pythagore se dirige vers un meuble étrange dans un coin de la pièce. Il me fait signe de placer mes pattes comme lui, pour l’aider à soulever le couvercle.
Se dévoile alors un alignement d’une centaine de touches blanches et de touches noires sur lesquelles le siamois se met à marcher. À chacun de ses pas un son différent tinte dans l’air. Cela me rappelle la scène que j’avais vue dans Les Aristochats sur la télévision de Sophie.
Peu à peu la cacophonie fait place à une musique qui me semble harmonieuse. Pythagore se met alors à miauler sur la même mélodie que celle produite par le meuble.
— C’est quoi ? je le questionne.
— Cela se nomme un « piano ». Viens sur le clavier, Bastet.
Alors qu’il piétine à gauche de cet instrument et produit des sons graves, je me mets à sautiller à l’autre extrémité et produis des notes aiguës. Je m’aperçois que je peux obtenir une composition en reproduisant les mêmes appuis de pattes sur les mêmes touches.
Le siamois miaule. Je miaule aussi.
Il se met à jouer et chanter dans les graves, et moi je joue et chante dans les aigus.
Personne ne vient nous déranger. Probablement que notre mélodie résonne dans la rue, au-dessus des rats, des ordures, des vestiges de leur cité blessée. Un instant de grâce en cette période de chaos.
Nous jouons et chantons longtemps, gagnons en assurance, puis la fatigue nous gagne et nous allons nous étendre sur un lit humain.
Je rêve que la Callas me caresse sous le cou et sur le ventre. Je me sens en parfaite harmonie et je me dis : « Il faut faire du bien à son corps pour que son âme ait envie d’y rester. »
19
Sous les branches
Je ne sais pas si c’est la guerre des humains, la peur des rats et de la peste, le fait de voyager si loin de chez moi avec Pythagore, l’écoute de la Callas ou la digestion de la viande de chauve-souris, mais à mon réveil j’ai l’impression d’avoir une sphère de pierre cristalline dans la tête. Je repense à Angelo. Il me manque.
— Nous ne pouvons pas rester ici, dit Pythagore, immobile, en position de méditation, les yeux fermés.
Je sais qu’ainsi il est branché sur l’Internet des humains et c’est là, en abreuvant son esprit à cette source de savoir, qu’il apprend grâce à son Troisième Œil.
— Nous devrons rejoindre le boulevard de Courcelles pour remonter jusqu’à la place de l’Étoile, et puis il suffira de prendre l’avenue Foch et nous pourrons rejoindre le bois de Boulogne.
Aujourd’hui, nous choisissons d’évoluer au sol, pour éviter les attaques de chauves-souris.
Nous trottons côte à côte dans la ville déserte.
Sur notre gauche je suis étonnée de croiser une zone végétale alternant gazons et bosquets. Pythagore me dit que c’est le parc Monceau.
Nous faisons une courte pause pour laper de l’eau fraîche dans un bassin. Pythagore et moi nous frottons le nez et nous léchons. Après tout ce que nous avons vécu ces derniers temps, cet instant de pure complicité et de tendresse est un vrai rayon de soleil.
Nous repartons.
N’apercevant au loin aucun humain ni aucun rat, nous en profitons pour galoper dans l’avenue. Comme j’aime courir, sentir mes pattes qui foulent le sol alors que ma colonne vertébrale ondule et que je m’équilibre avec ma queue ! Le vent plaque mes moustaches et siffle à mes oreilles, les rabattant en arrière.
Pythagore m’annonce que nous sommes arrivés place des Ternes et que nous allons suivre la grande avenue de Wagram qui mène à la place de l’Étoile.
Je ne fais même plus attention aux nombreux corps humains boursouflés ou blessés qui jonchent l’asphalte.
Je repense à ma servante Nathalie et j’espère qu’elle aura pu échapper à ces dangers dans sa forêt de l’est.
Nous hâtons le pas car les rats se regroupent dangereusement autour de nous. Nous empruntons l’avenue Foch, dernière ligne droite avant de rejoindre le bois de Boulogne.
Un brouillard commence à se répandre dans la ville. Notre visibilité se réduit peu à peu. Soudain, une meute de chiens surgit des vapeurs de brume.
Nous stoppons net, et eux aussi.
Nous nous toisons.
La bande est notamment composée d’un petit chien blanc avec des poils taillés sur les pattes et le museau, d’un chien noir avec un collier en diamant, d’un grand marron à courtes pattes avec un museau pointu, d’un grand avec de longs poils beiges, d’un encore plus grand avec le poil ras noir et blanc et une queue pointue, et d’un similaire à celui qui avait fait si peur à Pythagore dans son arbre. Tous sont sales, blessés, le poil hirsute. Certains boitent, d’autres bavent. Ce qui n’est pas de bon augure, c’est que tous remuent la queue, ce qui signifie que la situation semble les ravir.