Le lion retombe et pousse un nouveau rugissement, comme s’il concentrait sa puissance pour mieux la distribuer.
Moins de deux minutes après le début du combat, les assaillants gisent tous à terre. Seuls les plus petits, qui n’avaient pas pris part à la bataille, déguerpissent.
Pythagore se lisse les moustaches.
— C’est cela un lion, annonce-t-il en guise de conclusion à cette scène impressionnante.
Pour ma part je n’ose plus descendre. Cette bête me fait peur.
— Allons le rejoindre.
— Et nous, nous ne risquons rien ? je demande.
— Je ne sais pas. Je n’ai pas réponse à tout. Le seul moyen de le savoir est d’y aller.
Le siamois quitte notre promontoire pour sauter au sol. Après une seconde d’hésitation, je le suis.
Le lion ne nous prête même pas attention. Il est trop occupé à manger les chiens, dont les os craquent sous ses mâchoires.
— Je crois, Bastet, que c’est le moment ou jamais de tenter de montrer tes talents de communication en mode émission, me dit Pythagore tout en observant l’animal avec admiration.
— Tu me proposes de communiquer avec un lion ?
— Un lion est quand même plus proche de nous que tout autre animal. C’est une sorte de cousin lointain. Essaye.
Je me mets alors en boule et me concentre. Je commence à ronronner, de plus en plus fort.
Je vois les oreilles de la bête qui s’orientent dans ma direction mais elle continue de manger tranquillement.
Un crâne de canidé craque sous ses molaires dans un bruit sec, comme s’il s’agissait d’une noix.
Je ronronne à nouveau.
Bonjour, lion. Je souhaite communiquer avec vous. Est-ce possible ?
Ses oreilles se tournent à nouveau dans ma direction et il consent enfin à me prêter attention. Ses yeux jaunes sont bien ronds. Il lâche un faible rugissement.
Une forme de réponse ? Pythagore me fait signe de continuer.
Je réitère plusieurs fois mon message puis, me rappelant que c’est pratiquement quelqu’un de la famille, je miaule directement.
— Salut, Hannibal.
Il se fige, m’observe un peu plus longtemps, puis sélectionne le plus petit chien à sa portée, un animal à peine mâchouillé, et me le lance.
Il a dû croire que je lui mendiais de la nourriture.
— Merci.
Je mordille le cadeau (mais avec la chauve-souris dans le ventre je suis déjà repue).
— Essaye encore, insiste Pythagore. Il faut que tu réussisses.
Merci, Hannibal, de nous avoir sauvés.
J’essaye de prendre ma voix la plus grave, je suis sûre qu’il m’a comprise, pourtant il continue de manger bruyamment sans se retourner.
Apparaissent alors, surgissant des bosquets, une vingtaine de chats faméliques.
Ils nous observent, s’approchent puis se précipitent pour grignoter les restes de chiens abandonnés par le lion. Celui-ci lâche un rot méprisant devant cette populace de cousins misérables, tourne le dos, puis s’en va comme il est apparu, en s’enfonçant dans le brouillard.
— Cela confirme ce que je pensais, beaucoup des nôtres sont venus se réfugier ici, signale Pythagore.
— Et Angelo ?
— Je vais consulter Internet pour voir sur la carte d’où provient précisément son signal GPS.
Il ferme les yeux et se concentre. Je m’aperçois que l’écran du smartphone installé dans son dos s’éclaire et révèle des lignes et des zones colorées. Cela doit être ce qu’il nomme une « carte ». Un point rouge clignote. Je comprends que l’écran du smartphone me montre ce qu’il voit. Seul souci : je ne sais pas interpréter ces images.
— Il n’est pas loin, suis-moi, déclare Pythagore en ouvrant les yeux.
Nous contournons les chats affamés et entrons dans le bois de Boulogne proprement dit. En même temps que nous pénétrons dans ce nouveau territoire, la brume se lève et les rayons de soleil filtrant à travers les feuillages dévoilent quelques congénères assoupis dans les arbres. La plupart sont avachis sur les branches basses, pattes ballantes dans le vide.
— Je crois comprendre pourquoi ils sont ici, soupire mon compagnon. La forêt est l’un des rares endroits sans bouche d’égout, sans caniveau ni sortie de métro.
Au fur et à mesure que nous avançons, nous découvrons non pas des dizaines mais des centaines de chats parsemant les frondaisons.
Une odeur de champignons, d’écorce, de racines, de terre mouillée me chatouille les narines. J’adore cet endroit. C’est comme si mes cellules se rappelaient que mes ancêtres ont toujours vécu dans des décors similaires. La forêt émet des ondes que mon esprit visualise comme des volutes d’énergie de vie tournoyantes ; partout, ici, s’exprime cette force de la nature. Je ferme un instant les yeux et j’ai l’impression que tout rayonne. Dans le sol je perçois les vers, les fourmis, les limaces, dans l’air les papillons, les moucherons, les oiseaux. Les arbres me semblent des géants aux longs bras qui m’invitent à grimper sur eux. Un courant d’air fait danser les branches et chanter les feuilles.
Bonjour, les arbres.
Je m’arrête et frotte mes griffes contre l’écorce du plus proche.
Bonjour toi, Érable.
J’en teste un autre, puis un autre.
Bonjour, Frêne. Bonjour, Bouleau.
Je les gratte tous, mais le plus agréable sous mes griffes est le bouleau car sa croûte végétale est tendre, facile à arracher.
Je repère une pâquerette dans l’herbe et la mordille.
Bonjour, Fleur.
Mais sa tête tombe et un suc blanc s’en écoule. Cela doit être une réponse. Voilà une information intéressante : les végétaux s’expriment en langage liquide. Je lape la sève blanche mais trouve son goût amer et la recrache.
Désolée, Pâquerette, je ne te comprends pas.
Je rejoins Pythagore qui avance en direction d’un groupe d’individus endormis.
Au milieu d’eux, je distingue mon chaton orange.
Angelo est en train de téter une chatte noire aux grands yeux jaunes.
Je l’appelle, mais quand il me voit il pousse un petit miaulement dédaigneux et va se blottir contre cette étrangère. Comment puis-je avoir échoué dans la communication au point que mon propre enfant préfère cette inconnue à sa mère ? Je ronronne. Il grogne en retour.
Je me dis que Nathalie n’a pas épargné le meilleur de mes enfants.
— Bonjour madame, je suis la mère de ce chaton.
— Ah, parfait, je l’ai recueilli parce qu’il avait faim.
La chatte noire repousse Angelo dans ma direction.
Celui-ci miaule de mécontentement. Je place mes tétons près de son museau et, reconnaissant enfin l’odeur familière, il daigne s’y intéresser. Cela me soulage immédiatement, car mes tétines commençaient à tirer sur les pointes.
— Qui sont les chats présents dans cette forêt ? questionne Pythagore.
— La majorité sont des individus qui ont perdu leurs serviteurs. Alors après avoir erré dans la ville et compris que celle-ci était dangereuse, ils se sont regroupés dans cette zone boisée qui semblait plus hospitalière, répond la chatte noire.
— Je me nomme Pythagore, et voici Bastet.
— Enchantée, moi, c’est Esméralda.
— Comment es-tu arrivée ici, Esméralda ?
— Ma servante était chanteuse. J’aimais bien miauler avec elle. Lorsque les violences ont commencé à toucher ma maison, ma servante a voulu fuir en voiture avec moi et mon chaton, mais nous avons été interceptés par des humains armés et hostiles. Ils étaient habillés de vert et portaient de longues barbes. Ma servante et mon chaton ont été tués, mais moi j’ai survécu. J’ai erré dans les rues de la ville et subi les attaques de hordes de rats. Et puis, alors que je cherchais un abri, j’ai entendu miauler et j’ai trouvé ce chaton orange affamé qui se terrait dans un caniveau. Je lui ai naturellement proposé mon lait. Ensuite il ne m’a plus quittée. Nous avons rencontré d’autres de nos congénères qui m’ont parlé d’une communauté de chats errants à l’ouest. J’ai décidé de me joindre à eux. Et vous, quelle est votre histoire ?