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— Exactement la même, dis-je, pour couper court à ses questions.

Angelo me mordille comme à son habitude. Celui-là, il joint l’ingratitude à la maladresse, mais je suis si heureuse de le retrouver que je ne lui en veux pas.

Grâce au dîner d’hier soir, j’ai pu reconstituer mes forces et j’ai probablement plus de lait que cette maigre chatte noire. Angelo a beau ne pas avoir le sens de la famille, il préférera toujours le lait le plus gras.

— Nous avons été attaqués par une meute de chiens et sauvés par le lion Hannibal, complète Pythagore. Vous le connaissez ?

— Oui, et il me fait peur. C’est la deuxième fois qu’il s’attaque à des chiens. Cela nous protège et nous grignotons ses restes, mais je pense qu’Hannibal n’hésitera pas à s’en prendre à nous dès l’instant où il n’y aura plus de chiens.

— Comment arrivez-vous à vous nourrir, ici ?

— Nous mangeons des canards, des grenouilles, des écureuils et surtout des lapins. Il paraît qu’avant il y en avait beaucoup, mais depuis que nous les chassons ils sont forcément en voie de disparition. Il nous arrive aussi de manger des araignées et des cafards.

À bien la regarder, la période d’errance d’Esméralda a dû être faite de pénibles rencontres avec des rats, des chiens ou d’autres chats : elle est couverte de longues estafilades.

— Merci d’avoir sauvé mon fils, je lui miaule.

— Certains humains pensent que les chats noirs portent malheur, dit Pythagore, mais vous êtes la preuve du contraire.

Bon sang ! Pythagore serait-il en train de draguer cette Esméralda ? Ce serait un comble que cette chatte sortie de nulle part me pique non seulement mon fils mais en plus le mâle que je convoite !

Je m’interpose et fais signe au siamois qu’il est temps de trouver notre propre abri dans la forêt. Esméralda nous informe qu’il y a des troncs creux encore disponibles près du lac.

En effet, nous trouvons un abri dans un marronnier. Mais Pythagore semble préoccupé, il remue la queue nerveusement.

— Il va nous falloir monter une armée de chats et reprendre la ville aux rats, déclare-t-il.

— Quand ?

— Le plus vite possible. Chaque jour qui passe est un jour perdu.

Comme je n’ai pas envie de discuter et que le soleil commence à être suffisamment haut pour me gêner, je m’étends et m’endors doucement tout en me laissant téter par mon fils. J’ai eu mon lot d’émotions pour la journée. Et même si je tiens Pythagore en très haute estime, je ne peux pas non plus me contenter de lui obéir. Avant de sombrer dans le sommeil, ma dernière pensée est : s’il veut tant que cela une armée pour reconquérir la ville, il n’a qu’à demander à cette Esméralda, je suis sûre qu’elle sera partante pour le suivre…

20

Le discours de la cascade

Je rêve qu’Esméralda chante comme la Callas.

La puissance de sa voix inspire Pythagore qui chante avec elle. Puis le lion Hannibal se joint à eux et reprend la même mélodie dans une tonalité plus grave. Angelo miaule lui aussi de sa petite voix aiguë. C’est toujours le même thème musical qui est reproduit.

« L’art sublime tout et rend ceux qui le pratiquent immortels, déclare Pythagore dans le rêve. La Callas, même morte, continue de chanter sur Internet et dans nos rêves. Nous devons nous aussi atteindre l’immortalité par l’art. À nous d’inventer notre “art chat”. Esméralda est déjà sur le point de réussir, tu entends ? »

Dans mon rêve, je suis agacée et je me place face à eux :

« Moi je n’ai pas besoin de chanter, je sais dialoguer avec tout le monde directement d’esprit à esprit. C’est mon pouvoir car je suis la réincarnation de l’ancienne déesse d’Égypte : Bastet. »

Je suis réveillée par une fiente qui tombe sur mon crâne.

Je lève la tête et distingue une vingtaine de corbeaux juchés sur la branche supérieure de l’arbre dans lequel je suis lovée. Probablement qu’eux aussi sont progressivement chassés par les rats. Je ne sais pas où ces oiseaux cachent leurs œufs, mais je suis certaine que les rats les trouvent et les dévorent.

Comme j’ai faim, je grimpe pour essayer d’attraper l’un de ces volatiles, mais à peine ai-je levé une patte qu’ils s’envolent tous d’un même mouvement. Ils ont déjà dû avoir des soucis avec mes congénères. Dommage que je ne sache pas voler.

J’entame alors ma toilette pour enlever la fiente de corbeau qui souille mon pelage. Le soleil m’indique qu’il est tard dans l’après-midi.

Je bâille, je m’étire. Angelo est encore en train de dormir dans son coin, mais Pythagore n’est plus là.

D’ailleurs, à bien y regarder, il y a peu de chats aux alentours. Ce n’est pas normal. Je m’aventure hors de notre abri pour voir ce qui se passe. Les traces de pattes récentes convergent dans une direction. Je les suis et me retrouve mêlée à une foule de chats installés sur les berges d’un lac.

Tous semblent regarder un même point, en hauteur, vers un promontoire rocheux surmontant une caverne d’où jaillit une cascade.

L’eau tombe en fracas, produisant une écume blanche en contrebas.

Je distingue Pythagore sur le promontoire au-dessus de la cascade. Il est dressé sur ses pattes arrière et se tient debout comme un humain. Je ne savais pas qu’il tenait si bien et si longtemps en équilibre.

Le capuchon mauve de son Troisième Œil attire l’attention de tous.

Comme je m’approche, je perçois la fin de son discours.

— … une armée de chats afin de débarrasser cette ville de tous les rats, propagateurs de la peste.

Un persan avec des poils très longs demande la parole.

— Les rats sont désormais plus forts que nous, rappelle-t-il. Si nous allons de l’autre côté du périphérique, nous serons vaincus. Pour ma part, j’ai un meilleur projet à proposer à notre communauté. Je crois en effet, comme toi, Pythagore, que nous ne pouvons rester ici indéfiniment, nous finirons par manquer de nourriture, ce qui nous poussera à nous entre-dévorer, à ce sujet tu as raison. Mais… plutôt que d’attaquer la ville ou de rester ici, je propose de partir vers l’ouest. Une fois, avec ma servante, nous sommes allés dans cette direction et je me rappelle avoir trouvé une gigantesque étendue d’eau, de l’eau verte à perte de vue. Et là-bas nous avons mangé beaucoup de poissons. Il n’y avait pas le moindre rat dans cette région.

— J’ai peur de l’eau, dit un chat.

— Moi aussi, lance un autre.

— Moi aussi, entend-on partout en écho.

— Je sais, je sais, tranche le persan, moi aussi jadis j’avais peur de l’eau. Mais à choisir entre les rats et l’eau, je crois que l’eau est un obstacle plus facilement surmontable. Quand nous serons arrivés là-bas, nous pourrons pêcher des poissons frais. Nous aimons tous le poisson frais, n’est-ce pas ? Nous en avons tous marre de manger des lapins maigres et des corbeaux malades… Cela vaut le coup d’essayer.