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Pythagore attend que le persan ait achevé son laïus et laisse le silence s’installer.

— Ce que tu appelles « eau sans fin », les humains nomment cela « la mer ». Et la ville que vous avez visitée est probablement Deauville. Là-bas, il y a en effet des plages, beaucoup d’eau salée, beaucoup de poissons mais…

Ces mots produisent leur petit effet, et l’assistance est impressionnée par la précision de ses connaissances.

— … je ne pense pas que ces poissons soient faciles à attraper. Si vous voulez aller à Deauville pêcher les sardines en plongeant dans les vagues glacées, évidemment je ne peux pas vous retenir ni m’opposer à la proposition de mon rival.

— Comment sais-tu tout cela, toi ? demande une chatte.

— J’ai accès à la Connaissance.

— Quelle « Connaissance » ?

— La connaissance du monde des humains, dans le temps et dans l’espace.

— Comment est-ce possible ?

— Cette information m’est apportée par ce que vous voyez sur le haut de mon crâne. Mon Troisième Œil.

Il baisse sa tête, soulève le capuchon mauve et dévoile le trou parfaitement rectangulaire qui mène directement à son cerveau.

— Grâce à cet appendice, je sais ce que vous ne pouvez même pas imaginer.

À nouveau un long silence s’installe dans le public.

— Nous sommes tous en train de mourir de faim, rappelle un chat de gouttière. Ta Connaissance ne sert à rien si elle ne nous nourrit pas.

Pythagore se replace en position plus stable sur ses quatre pattes et s’explique.

— Il nous suffit de décider d’agir pour reprendre la maîtrise de nos destins. Nos seuls vrais adversaires, les rats, sont plus faibles que vous ne le pensez. Surmontez vos peurs, faites-moi confiance, nous devons former une armée de chats, les attaquer, les vaincre.

— Qui es-tu vraiment, toi, le vieux siamois maigre avec ton trou dans la tête ? Ici personne ne te connaît.

— Je n’ai rien à vous cacher. J’ai jadis été chat cobaye dans un laboratoire mais j’ai convaincu une humaine de me sortir de cette prison. Elle m’a ouvert ce Troisième Œil sur le crâne et m’a instruit. Ainsi j’ai découvert l’histoire des humains. J’ai choisi mon nom en référence à l’un d’entre eux, qui me semblait le plus intéressant et le plus sage. Pythagore.

Cette fois les oreilles se dressent un peu plus, il est arrivé à obtenir une attention accrue.

— Tu as choisi toi-même ton nom ? questionne une chatte tigrée, admirative.

— Et c’était qui ton Pytha machin-chouette ? demande une autre.

— Pythagore était un humain d’une grande clairvoyance qui a vécu il y a deux mille cinq cents ans. Alors que la société des humains était en crise, plongée dans la violence, la bêtise et la peur, il a changé les mentalités de ses congénères. Il les a informés de leur propre ignorance. Il leur a fait découvrir un monde au-delà de la simple perception directe de leur sens. Pythagore a inventé le mot « philosophie » et le mot « mathématiques ». Pythagore a créé une école où il a instruit ses élèves pour qu’ils deviennent tous intelligents et qu’ils diffusent eux-mêmes l’intelligence. Pythagore a guidé l’humanité vers la paix et la sagesse, alors j’ai choisi son nom pour guider de la même manière mes congénères les chats.

L’assemblée reste sceptique. Tout comme moi, la plupart des chats ne comprennent même pas le sens de plusieurs des mots qu’il a utilisés. Pythagore ne se laisse pas décontenancer.

— Laissez-moi vous exposer vos choix. Le premier consiste à vivre dans la peur d’événements qui vous dépassent et dont vous ne comprenez ni les causes ni les conséquences. Vivre de la fouille d’ordures et de la traque de lapins faméliques. Vivre dans l’espoir d’un retour à la « normale » où vous aurez votre nourriture dans la gamelle et votre petit fauteuil à vous. La seconde option consiste à prendre votre destin en main, à former une armée et à reconquérir cette ville.

Le persan reprend la parole.

— Moi, je me nomme Nabuchodonosor. Je reconnais que je n’ai pas choisi mon nom et que je ne sais pas ce qu’a accompli l’humain qui l’a porté avant moi, mais ce que je sais, c’est que si nous t’écoutons, Pythagore, nous serons vaincus par les rats. Et plutôt que de mourir de faim en restant ici ou sous les coups de dents en retournant en ville, je vous propose d’aller pêcher des poissons à l’ouest.

— Toi, Nabuchodonosor, tu proposes d’aller dans un endroit qui se trouve si loin que tous ceux qui partiront avec toi mourront de faim avant d’avoir la possibilité de se mouiller les pattes dans la mer. Deauville est à plusieurs dizaines de kilomètres d’ici.

— C’est faux. J’y suis allé, ce n’est pas si loin !

— Tu n’y es pas allé à pattes, tu étais en voiture, n’est-ce pas ? Donc tu ne t’es pas rendu compte des distances.

— Comment le sais-tu, Pythagore ? Grâce à ton Troisième Œil ?

— Exactement. Deauville est à deux cents kilomètres ! Un chat trotte tout au plus à cinq kilomètres par heure. Il faudrait donc deux jours de marche sans interruption.

— Je n’ai peut-être pas de Troisième Œil et je ne connais pas les kilomètres et les heures, mais je sais que les rats sont désormais beaucoup plus nombreux que nous. Tu parles d’une armée de chats ? Moi je dis que cette armée sera forcément défaite.

— Justement, volons la nourriture aux rats là où elle se trouve en quantité et régalons-nous. Je vous propose de tous vous nourrir à satiété ! Sans plonger dans l’eau pour tenter d’attraper des poissons, sans attendre et sans voyager loin.

Cette fois, Pythagore a fait mouche.

— Où veux-tu aller ? demande la chatte tigrée.

— Hier soir, j’ai découvert qu’il existait une grande réserve d’aliments frais, intacts, prêts à être consommés par nous.

— Où ? Parle.

— Ce n’est pas loin. C’est à quelques centaines de mètres d’ici.

— Pas de viande avariée, pas de cadavres pleins de mouches ou de vers ?

— Des croquettes. Du lait. Des boîtes de thon et de saumon. Voilà ce que nous trouverons là-bas si nous y allons.

À nouveau, les oreilles pointues se dressent dans la direction de l’orateur, légèrement frétillantes, preuve que la meilleure motivation est sans aucun doute celle du ventre.

— Vous allez vous régaler, insiste Pythagore.

Nabuchodonosor ne veut pas renoncer, il miaule sur un ton ferme :

— Pour ma part je préfère marcher longtemps et pêcher dans ce que tu appelles la « mer » plutôt que combattre des rats.

— Le plus simple, c’est que tous ceux qui sont là choisissent. Qui est prêt à me suivre pour trouver la réserve de nourriture ?

Comme personne ne réagit, je décide d’intervenir.

– Écoutez-moi ! Je m’appelle Bastet. Moi non plus je n’ai pas choisi mon nom. Moi non plus je n’ai pas de Troisième Œil. Moi aussi j’ai peur des rats. Mais je connais Pythagore, et d’après ce que j’ai vu et vécu avec lui, je peux vous assurer qu’il a toujours dit la vérité et ne s’est jamais trompé.

Toujours pas la moindre réaction positive.

— Pour que nous te suivions, il faut que tu nous donnes plus d’informations sur ta réserve de nourriture ! lance une chatte.

— OK, alors écoutez bien : le chef des humains de ce pays, le président de la République, a une maison qui se nomme « palais de l’Élysée ». Ce lieu est équipé en son sous-sol d’un « abri antiatomique », c’est-à-dire d’une sorte de caverne dans laquelle il y a cette réserve de nourriture en prévision d’une guerre.

Tous sont impressionnés par les précisions de son savoir. Profitant de cet avantage, Pythagore poursuit :