— Vous n’avez qu’à manger des chiens, il doit en rester encore quelques-uns par là.
— Nous les avons déjà terminés. Il nous faut plus de nourriture et Pythagore a trouvé une réserve d’aliments frais. Dans une caverne sous une maison humaine.
— Eh bien, allez-y.
Je tente le tutoiement.
— Cet endroit est envahi par les rats. Sans toi, nous n’arriverons jamais à les vaincre.
— Dommage.
— Aide-nous, Hannibal, s’il te plaît.
Il dodeline de la tête.
— Ici personne n’aide personne. Chacun agit pour lui-même. Et je ne crois pas qu’avec la crise actuelle les comportements vont changer. Au contraire. Cela risque d’être de pire en pire.
— Parfois, un seul être qui évolue suffit à faire évoluer tous ceux qui vivent autour de lui. Il y a bien, un jour, un poisson qui est sorti de l’eau et qui a rendu possible l’existence de milliers d’espèces terrestres. Nous, entre autres. Maintenant cela semble naturel, un acquis, mais ce fut l’œuvre d’une minorité.
— Quand bien même… Vous aider ? Qu’ai-je à y gagner, petite chatte ?
Je cherche une stratégie : comment convaincre quelqu’un qui n’a pas faim de se donner du mal pour que mangent d’autres que lui ?
Premier levier : la peur.
— Si tu ne nous aides pas à vaincre les rats, un jour ils s’attaqueront à toi, et ils seront si nombreux que tu ne pourras plus en venir à bout.
Hannibal grogne un peu, pas convaincu.
— Je ne crains pas les rats. La seule chose que je redoute ce sont les êtres qui me dérangent quand je veux être tranquille.
Il montre une de ses canines en signe d’exaspération.
Il n’a qu’un geste à faire pour me labourer de ses griffes acérées : je n’aurais pas la moindre chance de survivre.
Nous voyons passer un groupe de chats qui avancent queue dressée.
— Et eux, ils vont où ? questionne le lion.
— C’est Nabuchodonosor et ses partisans qui partent vers l’ouest pour aller pêcher des poissons dans la mer.
— Pourquoi ne viennent-ils pas vous aider à combattre les rats ?
— Ils préfèrent fuir, dis-je. Il y aura toujours ces trois choix : combattre, fuir ou… ne rien faire.
Le lion soupire, puis il me fait signe de le laisser tranquille.
Je suis déçue.
À quoi cela sert d’arriver à instaurer un dialogue si celui-ci ne change rien à la mentalité de la personne avec laquelle vous discutez ?
Au moins j’aurai essayé.
21
La bataille des Champs-Élysées
Le ciel se teinte de reflets orange puis rougeâtres, et enfin mauves. Les nuages s’irisent. La lumière décline. Une étoile scintille.
Pour nous les chats, quand la nuit arrive la journée commence.
C’est le moment d’y aller.
Pythagore réunit une douzaine de chats acquis à sa cause, auxquels je me joins. Nous tournons le dos à la forêt et prenons l’avenue Foch, laissant le bois de Boulogne derrière nous. Au bout de quelques minutes de marche, je me retourne et constate que quelques hésitants ont complété notre colonne. Et bientôt une vingtaine d’autres trottent à nos côtés. C’est évidemment insuffisant pour affronter les hordes de rats de la ville, mais c’est déjà un bon début.
Il faut bien reconnaître que contrairement aux chiens, nous, les chats, nous ne savons pas vivre en meute solidaire. Nous sommes instinctivement individualistes, voire égoïstes. Le fait que nous soyons une vingtaine pour une aventure aussi périlleuse est déjà exceptionnel.
En tête de cortège se trouve Pythagore, avec son étrange attirail accroché à son dos et planté dans son crâne. Esméralda marche à sa droite et moi à sa gauche.
Wolfgang est près de moi, prêt à nous guider lorsque nous serons suffisamment proches du palais de l’Élysée. Nous ne distinguons pour l’instant pas le moindre humain vivant aux alentours.
Quelques chiens qui ne sont pas encore couchés à cette heure tardive grognent mais restent à bonne distance de notre troupe déterminée. Si je pouvais leur parler je leur dirais que nous aurions intérêt à nous allier pour lutter contre les rats, mais quel chien pourrait comprendre une idée aussi innovante ?
Je réfléchis et constate que je suis dans l’erreur totale. Les chiens sont comme tous les animaux, ils font ce qu’ils peuvent, motivés par la peur, par le besoin de manger, l’envie d’être tranquilles.
Et puis il ne faut pas généraliser.
Je suis certaine que même chez les chiens, il y en a des « bien ». Il doit forcément y avoir un ou une « Bastet chien » ou « Pythagore chien ». C’est seulement que je ne les ai pas encore rencontrés.
De même, il faut avouer qu’il y en a des sacrément stupides chez nous, comme ce Nabuchodonosor qui va probablement mener ses compagnons de voyage (plus nombreux que notre troupe) vers l’épuisement et la mort (je ne les vois vraiment pas plonger dans l’eau pour attraper des poissons vivants).
Nous arrivons sur la place de l’Étoile où un bûcher continue de brûler, répandant une petite fumée odorante. Je repense au destin funeste de Félix : ainsi finissent ceux qui ont vécu sans vouloir prendre de risques.
Pythagore, toujours en tête et sûr de lui, mène la petite troupe.
Esméralda est restée à ses côtés et progresse, je dois l’avouer, avec une démarche très gracieuse. Pour ne pas me laisser doubler par cette potentielle voleuse de mâle, je le rattrape progressivement et me place devant lui en dandinant du postérieur.
Il ne peut pas ne pas me voir.
Esméralda comprend ma manœuvre mais, heureusement, ne surenchérit pas.
Lorsque je me retourne un peu plus tard pour parler à Pythagore, je constate que nous sommes maintenant une centaine.
Notre petite cohorte descend les Champs-Élysées, large avenue jonchée de voitures immobilisées. Quelques réverbères clignotent encore, donnant au décor un aspect sinistre. Des bâtiments entiers, aux façades effondrées, dévoilent l’intérieur des appartements humains. L’énergie déployée pour détruire tout ce qui a été construit précédemment surprend plusieurs d’entre nous. Je me souviens de la phrase de Pythagore : « Les humains évoluent par cycle, trois pas en avant, deux pas en arrière, puis à nouveau trois pas en avant. » Cette avenue dévastée montre en tout cas que nous sommes actuellement dans la phase « deux pas en arrière ».
Je ronronne en fréquence moyenne, bientôt imitée par Esméralda, puis par Wolfgang, et enfin par tous les chats de notre troupe.
L’air vibre de nos ondes, et même les insectes et les plantes doivent percevoir que nous formons une nouvelle puissance.
Toujours pas le moindre humain vivant dans notre champ de vision. Pythagore bifurque vers la gauche et après quelques minutes de marche nous arrivons en face du palais de l’Élysée.
Un à un nous franchissons la grille d’entrée. Nous nous rassemblons tous dans la cour du palais présidentiel.
Wolfgang indique un raccourci pour rejoindre l’abri antiatomique. Nous le suivons, descendons un escalier et nous retrouvons devant une masse grouillante et compacte de rats qui se succèdent pour ronger le béton qui s’effrite sous leurs incisives.
Les rongeurs se figent en nous voyant. Puis la panique s’empare de leurs rangs. Certains se placent instinctivement en ligne de défense alors que d’autres filent probablement pour aller chercher des renforts. Nous-mêmes nous disposons en ligne d’attaque.
Comme l’avait annoncé Pythagore, ils ont déjà largement excavé le mur.
— Il ne faut pas nous battre ici car nous serons coincés entre ceux de la porte et ceux qui vont arriver par l’escalier ! crie Pythagore. Il faut remonter et nous battre en surface, là où notre capacité de galoper et de monter dans les arbres nous donnera un avantage !