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Il a raison. Je donne les ordres et notre troupe fait demi-tour et remonte dans la rue. Pour y découvrir un foisonnement d’yeux rouges qui scintillent dans la pénombre. Les renforts de rats sont déjà là. Au moins deux mille rongeurs face à une centaine de chats.

Nous nous regroupons et nous mettons en position de combat, gonflant notre fourrure pour paraître plus gros, montrant nos crocs et crachant.

Les rats aussi gonflent leur fourrure et se mettent à produire un bruit étrange avec leur bouche.

— Cela s’appelle la « brycose », m’informe Pythagore. Ils aiguisent leurs incisives en frottant celles du bas contre celles du haut afin de les rendre tranchantes comme des lames de rasoir.

Il me semble discerner, au milieu d’eux, un rat plus volumineux. Il produit un son de brycose plus grave. Ce doit être leur chef. En effet, chaque fois qu’il émet un claquement avec ses incisives, les autres y répondent et bougent de manière synchrone. Dans mon esprit je le baptise « Cambyse », car il me semble l’incarnation moderne de l’ennemi qui souhaite nous détruire.

Je miaule dans les tonalités aiguës.

Il siffle.

Nous nous lançons, lui et moi, des intimidations dans nos langues respectives.

Je note alors que nous communiquons mieux avec une autre espèce quand nous sommes en colère.

Je fais vibrer ma gorge pour produire des sons nouveaux.

Lui aussi.

Ces bruits de bouche servent à nous donner du courage et à nous rassurer. Mais nous sommes à un contre vingt et désormais les rats nous encerclent. Aucune issue pour fuir.

Déjà quelques-uns parmi les nôtres commencent à regretter leur choix. Ils tentent de s’échapper par les arbres.

Wolfgang grogne et je comprends qu’il a très peur.

Mais Esméralda se met en position de combat, prête à bondir.

Chez les rats, pas la moindre défection.

Je me tourne vers Pythagore, qui est quand même le principal responsable de cette situation.

— Il faut que la bataille ait lieu le plus tard possible, déclare-t-il.

Je ne comprends pas la stratégie du siamois.

— Qu’est-ce que ça change ?

Il ferme alors les yeux pour utiliser son Troisième Œil. Puis enfin annonce :

— Je sais, grâce aux caméras vidéo, que nous allons bientôt bénéficier d’une aide précieuse.

Les rats continuent de nous enserrer et je me demande de quoi parle Pythagore. Les petits yeux rouges et les incisives tranchantes se rapprochent. Les milliers de griffes qui grattent le sol se font plus présentes.

Soudain, un rugissement déchire la nuit.

Hannibal.

Ce qui se passe ensuite est très rapide. Le lion se met à galoper crinière au vent. Les rats n’ont pas le temps de trouver une position de défense face à cet adversaire massif. Hannibal, formidable guerrier, plonge sa gueule dans la ligne de boules de fourrure grise. Il en saisit trois ou quatre à la fois, comme un herbivore qui se pencherait pour brouter des fleurs. Les rats glapissent, et après ses crocs, ils font la connaissance de ses griffes. Elles fendent l’air et coupent tout ce qui est à leur portée. Là où les chiens n’ont pu résister, les rats n’ont aucune chance.

– À l’attaque ! je lance alors en direction des miens.

Nous profitons de la diversion offerte par Hannibal pour foncer nous aussi dans le tas, imitant à notre échelle le maître félin. Ce dernier déploie sa puissance face à la multitude de ses adversaires. Quelques rats hardis parviennent à s’accrocher à son dos et à y planter leurs dents, mais de simples secousses suffisent à les faire choir.

Hannibal est un monstre distribuant la mort avec souplesse et élégance. Ses gestes sont lents, précis, désinvoltes, efficaces. Il débarrasse ceux qui le narguent du poids de l’existence.

Il danse.

Même les rats sont impressionnés et certains, hébétés, se laissent tuer sans même se défendre.

Hannibal est couvert du sang de ses victimes. Il écrase ceux qui sont à ses pieds comme il écraserait un parterre de fruits trop mûrs. Il en avale quelques-uns comme des croquettes, pour trouver la force d’en tuer d’autres. Des queues de rats tourbillonnantes dépassent de ses babines rougies comme des tentacules. Les rats restés dans l’abri remontent maintenant en surface pour tenter d’aider leurs congénères, mais ils ne peuvent rien contre un tel adversaire. Pourtant ils ne renoncent pas. Ils s’accrochent à sa crinière. Tentent de grimper sur son dos, mordent l’extrémité de sa queue épaisse.

Hannibal furieux n’est qu’un enfer pour ces rongeurs dérisoires.

La bataille dure un temps qui me semble très long. Je combats au côté d’Esméralda et de Wolfgang. Nous protégeons Pythagore qui surveille régulièrement, grâce à son Troisième Œil branché sur les caméras de vidéosurveillance, les informations concernant d’éventuels renforts de rats.

Le siamois gris aux yeux bleus semble étonnamment tranquille dans ce tumulte, comme s’il se concentrait pour capter tout ce qui l’entoure.

Son détachement face à cette situation est absolument décalé.

Hannibal : la Force.

Pythagore : la Connaissance.

Et moi : la Communication ?

À nous trois nous pouvons vaincre n’importe qui.

Des rats isolés me cherchent querelle. Ils ont tort. Tout être qui veut me nuire court à sa perte à brève ou moyenne échéance. Je ne suis pas un lion mais j’ai des ressources de combattante qui ne font que croître, inspirées par Hannibal. J’ajuste mes frappes, je me bats comme jamais je ne l’ai fait. Je mords, je perce, j’écrase. J’accompagne chacun de mes coups d’un miaulement aigu. Un rat arrive à s’accrocher à mon dos, je me roule par terre, le rattrape et lui croque le museau. Un autre mord ma queue, je l’envoie en direction d’Hannibal qui l’écrase d’un coup de patte appuyé.

Autour de moi, tous les chats sont déchaînés. Les rats morts s’accumulent. Déjà, certains de nos adversaires reculent. Alors leur chef, Cambyse, émet un sifflement, différent des précédents, que tous les rats reprennent en chœur. Les rats survivants cessent aussitôt le combat et s’enfuient en galopant dans la direction inverse.

— Poursuivons-les ! je miaule à tue-tête.

Ma petite troupe m’obéit. Nous massacrons les plus lents à l’arrière et remontons progressivement leur armée en déroute.

Je distingue leur chef au milieu des troupes. Je veux le rattraper, mais il y a trop de monde entre lui et moi. Nous arrivons finalement sur une grande place — dont Pythagore me dira plus tard qu’elle se nomme la place de la Concorde —, et Cambyse n’est plus qu’à quelques mètres de mes griffes.

Je veux cette victoire pour légitimer ma place.

Celle qui vaincra le roi des rats pourra se prétendre reine des chats.

Je galope. Je le veux.

Esméralda, qui a observé la situation, court elle aussi après lui. Il ne manquerait plus qu’elle arrive à l’avoir avant moi !

Alors que je suis sur le point de l’attraper, la troupe de rats bifurque vers un pont. Avant que j’aie pu réagir, les rats survivants se précipitent dans l’eau grise du fleuve.

Je freine. Pas question de me mouiller. C’est la limite de ma pugnacité. C’est aussi la limite de la plupart de mes compagnons. Les quelques chats téméraires qui sautent pour nager à leur poursuite sont facilement mis à mort par nos ennemis amphibies.

Je lâche un soupir de déception, mais je suis soulagée de ne pas avoir perdu cette première bataille. Notre armée de chats a triomphé.