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C’est cette pensée qui maintient ma cohérence et me donne cette forme physique visible par les autres. C’est l’idée que j’ai de moi-même qui me permet de ne pas traverser le sol, de ne pas me mélanger aux atomes du reste du monde.

Je suis une idée. Mais j’y crois tellement que je finis par convaincre les autres que j’existe en tant qu’être différencié.

Je me crois une.

Je me crois unique.

Donc je suis unique.

En fait je suis… ce que je crois être.

Oui, la voilà, la révélation de cet instant particulier :

« JE SUIS CE QUE JE CROIS ÊTRE. »

Et je suis prisonnière de l’histoire que je me raconte sur moi-même.

Mais, et c’est là que ça devient troublant, une deuxième idée arrive :

« JE PEUX ÊTRE PLUS. »

Si je remets en question cette croyance, si j’ose imaginer, si j’entrevois la possibilité que je peux être bien plus que « seulement moi », si je crois que je suis deux, une sorte d’union de Pythagore et Bastet, alors je m’agrandis. Et je peux m’agrandir jusqu’à comprendre que mon corps n’est qu’une sorte de point de départ, une individualité limitée capable de s’élargir à l’infini pour tout englober. Je peux être… l’univers dans son ensemble.

Voilà ma troisième idée.

« JE SUIS INFINIE. »

Extase. Cette notion me procure une impression de vertige tellement forte que, à peine l’ai-je laissée surgir, je la repousse et me réfugie dans l’étroite prison rassurante de ma chair. Mon esprit revient dans mon cerveau. Ma pensée se limite à la gestion de mes sens et de mon corps. Je ne suis pas encore prête à devenir « infinie ». Je ne suis qu’une personne, c’est vrai. Une chatte. Une simple chatte qui a eu un instant de prise de conscience bizarre, un instant magique mais éphémère. Je me rappelle que je ne suis que…

— Bastet… Bastet !

Quelqu’un m’appelle. Quelqu’un s’adresse à moi. J’ouvre les yeux.

— J’ai eu peur, j’ai cru que tu étais morte, me dit Pythagore.

— Non… J’ai eu… Enfin j’ai compris quelque chose. Mais cela m’a un peu effrayée. Je ne savais pas que c’était possible. Je ne suis pas encore prête à recevoir une information aussi puissante.

Il me regarde intensément mais sans paraître comprendre à quoi je fais allusion. Épuisés, nous nous allongeons côte à côte, ventre offert, pattes tremblantes.

— Eh bien, toi, la compréhension ça te fait de l’effet ! Tu as compris quoi ?

— Que nous sommes du vide organisé par l’idée que nous nous faisons de nous.

Il inspire profondément.

— Amusant.

— L’idée donne à ce « rien » l’allure d’un corps et la perception d’être un individu. Et nous croyons qu’il « arrive » des choses à cette personne qui n’est en fait… qu’une pensée. Mais il suffit de se percevoir plus grand que l’enveloppe de notre peau pour devenir infinis. En fait, nous ne sommes que ce que nous croyons être.

— Tu m’impressionnes, reconnaît Pythagore.

— D’habitude c’est toi qui m’impressionnes.

— Nous sommes peut-être faits pour nous compléter ?

Dans la chambre voisine, j’entends Wolfgang et Esméralda faire l’amour.

— Nous les avons inspirés, je lui fais remarquer. Ils nous ont suivis.

— L’amour est une maladie contagieuse, dit Pythagore. Plus il y en a qui le font, plus d’autres ont envie de le faire.

Esméralda, à son tour, hurle de plaisir à travers la cloison.

Plus tard, nos deux voisins nous rejoignent. Wolfgang se dirige alors vers une petite armoire : un réfrigérateur. Il en actionne la poignée et nous découvrons plusieurs pots sur les clayettes. Il en choisit un rempli de petits grains noirs.

— C’est quoi ? je lui demande, méfiante.

— Du caviar, répond Pythagore. Ce sont des œufs de poisson.

C’est petit, rond, et noir. Je croyais que les œufs de poisson étaient blancs. Je renifle prudemment : cela sent bon. Je trempe ma patte dans le petit pot et la porte à l’extrémité de ma langue. Je goûte. Les petites boules éclatent sous mes molaires et libèrent un jus délicieusement gras et salé. La sensation gustative provoquée par cet aliment est vraiment nouvelle. C’est même meilleur que les croquettes. J’en reprends. Plus j’en mange, plus j’apprécie ce goût très particulier. Jamais je n’ai avalé quelque chose d’aussi délicieux.

Pythagore aussi a l’air de se régaler de ces œufs noirs, et nous nous goinfrons bientôt tous de cette nourriture humaine de luxe.

Le caviar, j’adore ! Je ne veux plus manger que ça.

Je me lèche les babines.

Je suis fière d’être chatte et d’avoir accompli ce que j’ai accompli.

Je suis fière d’avoir compris ce que j’ai compris : tout est connecté à tout, et les frontières de la matière ne sont que des croyances subjectives.

Alors que le jour se lève, nous nous endormons tous les quatre blottis les uns contre les autres, le goût du caviar persistant dans nos bouches et le souvenir de la fantastique bataille des Champs-Élysées dans nos mémoires.

Je suis heureuse.

J’aime Pythagore.

Je m’aime.

J’aime le caviar.

J’aime l’Univers.

22

Déplacement du camp

Une patte est posée sur mon œil. On me mordille le lobe de l’oreille. Cela ne me donne pas envie de me réveiller. Puis on se colle à mes tétons. Angelo, avec sa maladresse habituelle. J’avais fini par ne plus y penser, à celui-là. Quelqu’un a dû le ramener ici, pour qu’il soit près de moi, pendant que nous dormions.

Je consens à ouvrir les yeux et le replace au mieux pour l’encourager à profiter de mon lait.

Il fait nuit dehors et je m’aperçois que, pour une fois, je ne me suis pas réveillée avec la tombée du soir.

Pythagore est déjà levé. Face à la fenêtre, il fixe les jardins de l’Élysée.

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, dit-il sans se retourner. La bonne c’est que comme aucun d’entre nous n’est malade, j’en déduis que nous sommes immunisés contre cette nouvelle peste qui frappe les humains. Nous pouvons donc combattre les rats sans crainte.

— Et la mauvaise ? je demande en me dégageant d’Angelo.

— La batterie de mon smartphone est à plat, du coup je n’ai plus Internet. La dernière fois que j’ai utilisé mon Troisième Œil, les rats survivants de la bataille s’étaient regroupés et avaient commencé à chercher des renforts. Désormais je ne sais plus ce qu’ils font ni quels sont leurs plans, ils vont forcément vouloir prendre leur revanche.

Je m’approche de lui mais je le sens réservé.

Après ce qui s’est passé hier, cela me paraît bizarre de parler à Pythagore.

Je pivote et me regarde dans le grand miroir de la chambre.

Être déesse c’est cela, se rappeler que je suis « tout » et que tout est en moi. Être chatte, c’est être limitée à mon simple organisme.

Je me frotte les yeux et — tant pis, je renonce à vivre en permanence dans l’idée que je suis tout — je poursuis une conversation normale avec le siamois.

— Après cette défaite, les rats n’oseront plus venir dans ce coin.

— Ils oseront, assène-t-il du tac au tac.

— Nous les vaincrons à nouveau. Nous avons Hannibal.

— Ils seront plus nombreux et nous ne bénéficierons plus de l’effet de surprise.

— Nous triompherons quand même.