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Odeurs. Bruits. Rencontres. Visions. Sensations.

Tout ce qui est nouveau me ravit.

Pour ce voyage vers la forêt de l’est, Pythagore préfère suivre le périphérique, tout simplement parce qu’il n’y a pas de bouches d’égout ni de sorties de métro, ni de tas d’ordures le long de ce large ruban d’asphalte noir qui ceint la ville. Donc, forcément, moins de risques d’être attaqués par des hordes de rats.

Arrivés au niveau de la porte Maillot, nous découvrons des milliers d’épaves de voitures abandonnées.

— Un vent de panique a saisi tous les humains de la ville quand a résonné l’alerte à la peste, m’explique Pythagore. Alors que la plupart se sont cloîtrés chez eux, certains ont voulu tenter de fuir en prenant leur voiture pour rejoindre l’autoroute de l’Ouest, l’A13. Les premiers véhicules ont pu franchir la sortie sans difficulté, mais d’énormes embouteillages ont bientôt obstrué les voies. La course vers la vie s’est avérée une course vers la mort. Certains ont dû tenter de forcer le passage. Ils ont percuté les autres et ont fini par se retrouver coincés.

— Ils devaient avoir leur propre Nabuchodonosor les incitant à aller vers la mer pour être aussi nombreux à avoir choisi l’option de la fuite.

Pythagore poursuit son explication :

— L’autoroute A13 a aussi dû se retrouver complètement obstruée en très peu de temps.

— Et ensuite que s’est-il passé selon toi ?

— Dans cette débandade généralisée, les automobilistes coincés dans leur voiture ont dû essayer de fuir à pied par l’ouest, qui sait si certains y sont parvenus…

Pythagore et moi avançons sur les toits des voitures abandonnées. Cela réduit nos chances de faire une mauvaise rencontre avec les rampants, les humains, chiens ou rats. De ces promontoires, nous distinguons au sol les automobilistes malchanceux gisant sur leur volant, ainsi que les rats qui grouillent autour d’eux.

— Maintenant que les rats ont goûté à la chair humaine, ils n’ont plus peur de rien.

Comme pour souligner ses propos, des détonations retentissent au loin. Une camionnette d’hommes en combinaison orange attaquée par des hordes de rats. Ils se défendent à la mitraillette et au lance-flammes, mais ils sont submergés par le nombre, et progressivement les crépitements cessent pour être remplacés par des sifflements aigus victorieux.

— Il va falloir faire vite, signale Pythagore. Les rats n’ont pas encore goûté suffisamment à la viande de chat pour que nous soyons dans leurs priorités, mais nous sommes probablement les suivants sur leur menu.

Pythagore accélère, et ses bonds sur les toits métalliques résonnent autour de nous. J’essaye de suivre le rythme et manque de déraper plus d’une fois, mais j’ai le temps d’entrevoir en contrebas qu’il y a déjà des rats prêts à me réceptionner.

Il faut rester concentrée et bien regarder où j’atterris à chaque saut.

Des corbeaux tournoient dans le ciel et, à notre hauteur, nous traversons parfois des nuages de moucherons.

— Ne perdons pas de temps, m’intime mon compagnon de voyage.

Pythagore et moi bondissons de toit en toit, côte à côte de manière parfaitement synchrone. Même notre respiration est en phase.

Je me tasse, je m’élance, j’atterris et je repars. À force, mes coussinets chauffent. Cette ligne de voitures est sans fin. Et les rats au sol semblent de plus en plus nombreux à s’intéresser à nous.

Surtout, ne pas glisser.

Au bout d’une heure de progression, Pythagore consent à faire une halte. Nous trouvons refuge à l’intérieur d’un camion.

Là, je le regarde longuement et je ressens à nouveau une pulsion de pure affection à son égard. Comme je n’ose pas lui demander de m’enlacer tendrement (ce dont j’ai le plus envie au monde à cette seconde), je lui demande de me raconter la suite de l’histoire des hommes et des chats.

Il se lèche une patte pour rafraîchir ses coussinets, la passe sur son oreille, estime que nous avons en effet suffisamment de temps devant nous pour ça, puis reprend son récit là où il l’avait arrêté lors de notre dernière leçon.

– À partir des années 1900, les chats ne sont plus assimilés à la sorcellerie mais à la liberté. Le chat noir devient le symbole du mouvement anarchiste. Les militants de ce parti peignent des chats noirs sur leurs drapeaux.

– Ça veut dire quoi « anarchiste » ?

— C’est un mouvement politique qui vise à détruire les gouvernements en place pour vivre sans aucun chef. Ils sont contre la police, contre l’armée, contre les religieux, contre toute forme d’autorité.

— Ils étaient nombreux ?

— Non, mais ils étaient déterminés. Ils ont par exemple assassiné des rois, des ministres et même des présidents.

— Pour manger leur caviar ?

– À force de déstabiliser les gouvernements, un attentat anarchiste à Sarajevo contre un empereur autrichien a entraîné la première grande guerre mondiale.

– Ça veut dire quoi « guerre mondiale » ?

– Ça veut dire que tous les humains vivants sont en guerre.

— Tous les humains sans exception, partout sur la planète ?

— Il y avait des zones de conflit plus chaudes que d’autres.

— Et nous dans tout ça ?

— En 1914, les Anglais créent une brigade de chats chargée de détecter les gaz toxiques avant que les humains n’en pâtissent.

— Les chats devaient donc mourir pour sauver les humains… Ont-ils réussi ?

— La Première Guerre mondiale a fait 20 millions de morts. Elle a duré quatre ans, suivis de vingt ans de paix.

— C’est long.

— C’était le temps nécessaire pour faire apparaître une nouvelle génération d’humains qui ignoraient les ravages de la guerre. La Deuxième Guerre mondiale a été déclenchée par un dictateur allemand du nom de Hitler.

— Lui aussi détestait les chats, je crois me souvenir ?

— En effet, il était phobique des chats. Dans cette guerre, encore plus d’humains étaient impliqués, des millions et des millions. Ils utilisaient des armes encore plus destructrices et il y a donc eu encore plus de morts.

— C’est ta théorie du trois pas en avant, deux pas en arrière ?

— Et après, à nouveau trois pas en avant jusqu’au prochain effondrement. La Deuxième Guerre mondiale a provoqué la mort de 65 millions d’humains. Puis, pendant des années, Russes et Américains se sont regardés en chiens de faïence, mais la bombe atomique leur a donné à réfléchir. Et plutôt que de se faire une guerre frontale, ils ont opté pour une « guerre froide ».

– Ça veut dire quoi, ils se battaient dans la neige ?

— Ils utilisaient des pays tiers pour s’affronter, mais sans se faire la guerre directement. En 1961, l’armée américaine a décidé de fabriquer un chat bionique pour espionner l’ambassade de Russie. Ils ont incrusté des appareils électriques et électroniques à l’intérieur de son corps.

— Un peu comme toi ?

— Si ce n’est qu’à l’époque, l’électronique n’était pas aussi bien miniaturisée. Ils ont opéré ce chat, qui se nommait Kitty, pour lui mettre une grosse batterie dans le ventre, reliée à des micros placés dans les oreilles et une antenne métallique dans la queue. La mission se nommait « opération Chaton acoustique ». Le jour dit, les scientifiques ont placé Kitty en face de l’ambassade. Kitty était dressé pour entrer dans le bâtiment visé, mais il a désobéi et en est ressorti. Ceux qui écoutaient ont entendu un grand bruit sec.