— Le matériel électronique est tombé en panne ?
— Kitty s’est fait écraser par un taxi. Les militaires américains ont malgré tout reproduit l’expérience et une dizaine de chats ont ainsi été opérés pour être transformés en espions électroniques. Aucun n’a réussi sa mission.
— Ils auraient dû prendre des chiens, c’est plus obéissant.
Alors que nous discutons, j’aperçois un humain blessé qui rampe dans notre direction, se hisse jusqu’au pare-brise et prononce des mots incompréhensibles. Il est couvert de boursouflures vertes. Je suis trop prise par le récit de Pythagore pour lui accorder plus d’attention.
— Durant cette guerre froide, en 1963, une chatte fut envoyée dans l’espace. Elle se nommait Félicette. Elle embarqua dans une capsule à bord d’une fusée française qui effectua un vol de dix minutes dont cinq en apesanteur, et fut récupérée vivante. Ce fut la première chatte astronaute.
J’imagine une chatte seule dans un vaisseau spatial, et je me dis que j’aurais bien aimé être à sa place.
— Parmi les chats célèbres, je pourrais aussi citer Mrs Chippy, qui accompagna la première expédition au pôle Nord, et Stubbs, le premier chat élu maire, en 1997, dans la ville américaine de Talkeetna, en Alaska.
Je me sens fière d’être chatte.
— Actuellement, il y a 10 millions de chats en France. 50 millions en Europe. 800 millions dans le monde.
L’humain malade qui tentait d’escalader notre camion renonce et retombe au sol.
— Et combien d’humains ?
— Les humains auraient dû être bientôt 8 milliards.
Donc il y aurait dix fois plus d’humains que de chats.
— Et combien de rats ?
— Ils sont plus difficiles à compter, mais on pense qu’avec la multiplication des grandes villes aux sous-sols truffés d’égouts et de tunnels de métro, ils ont proliféré de manière exponentielle.
— Donne-moi un chiffre, même approximatif.
— Sur Internet on estime que les rats sont au moins trois fois plus nombreux que les humains : environ 24 milliards.
— Trente fois plus que nous !
Je ne me rendais pas compte que la situation était à ce point en faveur de ces maudits rongeurs.
— En fait, il y en a probablement beaucoup plus car aucun scientifique humain n’a eu le courage d’aller les dénicher dans les bas-fonds pour les compter. Il s’agit d’une estimation globale. Mais j’ai trouvé une étude encore plus inquiétante. Un scientifique humain s’est aperçu que, du fait de la montée des températures, les rats deviennent de plus en plus grands et de plus en plus gros. La chaleur augmenterait leur fécondité mais aussi le nombre de maladies qu’ils véhiculent sans en être eux-mêmes affectés.
— Quelle taille ?
— Les chercheurs de cette étude ont évoqué la possibilité d’un doublement de volume.
— Alors nous sommes tous condamnés.
— Pour l’instant, la technologie des hommes les protège et nous protège aussi, mais si les scientifiques sont tués pour faire place à des religieux et des politiciens dogmatiques, si les hommes oublient leurs connaissances scientifiques et préfèrent mettre leur énergie à se détruire entre factions rivales plutôt que de s’unir pour lutter contre les rats, alors ces derniers deviendront forcément leurs maîtres. Ce n’est qu’une question de temps.
— Ici ?
— Pas seulement à Paris, mais dans toutes les villes du pays, puis du monde. Il n’y a pas un seul endroit sur la planète où ils ne sont pas présents, pas un seul endroit où, comme ici, ils n’acculent pas les hommes et toutes les autres espèces animales pour imposer leur hégémonie.
À quoi ressemblerait un monde où les rats auraient triomphé ? Les hommes et les chats se cacheraient dans les forêts, la campagne, abandonneraient les grandes cités. Cambyse et ses hordes de guerriers aux incisives tranchantes faisant régner la terreur.
J’ai beau me sentir en phase avec l’Univers, je ne sais pas pourquoi je perçois l’énergie des rats comme une énergie sombre qui ne va pas participer à l’élévation générale des consciences.
Plus que jamais, j’ai l’impression que maintenant que je connais la menace, ma responsabilité est énorme.
— Comment en est-on arrivés là ? je demande au siamois.
— En éliminant beaucoup d’espèces sauvages pour privilégier les espèces domestiques ou celles servant de bétail, les humains ont surtout éliminé les prédateurs naturels des rongeurs : aigle, loup, ours, renard, serpent.
— Ils ont brisé le fragile équilibre qui maintient l’harmonie de la nature. Quelle erreur !
— En installant des égouts, ils leur ont fait cadeau d’un milieu parfait où ils ne sont pas dérangés. Mais il faut aussi reconnaître que les rats sont dotés d’une intelligence et d’une capacité d’adaptation exceptionnelles.
— Ils sont quand même moins forts que nous.
— Nous nous sommes endormis en vivant auprès des hommes. Là où les rats doivent combattre pour se nourrir, nous recevons des croquettes sans le moindre effort. Là où ils sont tous les jours en train de se battre, nous n’affrontons plus aucun adversaire. Quel est le prédateur du chat ?
Je dois bien admettre qu’avant la crise actuelle, je ne connaissais même pas le sentiment de peur envers une autre espèce. Je ne connaissais que le sentiment d’impatience ou d’agacement.
Je n’avais même pas conscience que vivre dans un tel confort avait endormi mes sens.
— Les rats sont peut-être la prochaine espèce dominante. Ils sont intelligents et sociaux. Il ne faut pas les sous-estimer.
— Alors comment les contenir ?
— En nous unissant. Les humains ont besoin de nous comme nous avons besoin des humains. Si nous ne réussissons pas à nous entendre pour combattre l’adversaire commun, nous serons tous vaincus. C’est pour ça que je suis là, avec toi, Bastet. Allez, ne perdons pas plus de temps, nous avons encore beaucoup de chemin à effectuer avant de rejoindre le bois de Vincennes.
Pythagore a vraiment l’air de croire que je suis capable d’émettre vers les humains. Je n’ose plus lui révéler la décevante réalité. En fait, après ma prise de conscience extraordinaire d’hier, j’ai l’impression que je ne suis pas à la hauteur des missions qui me sont confiées. Il me tarde de refaire l’amour avec lui pour me réapproprier son énergie. Lui, par contre, semble avoir d’autres préoccupations.
Nous quittons l’habitacle du camion et reprenons notre galopade sur les toits des voitures. Je suis presque à bout de force lorsque enfin Pythagore nous fait quitter le périphérique pour rejoindre une zone arborée.
Le bois de Vincennes ressemble beaucoup au bois de Boulogne.
Ni chiens, ni chats, ni rats, ni humains à l’horizon.
— Le signal de sa balise GPS indique que ta servante est par là, annonce-t-il en désignant un sentier.
Nous avançons entre les grands arbres, au milieu d’une nature un peu trop silencieuse à mon goût. Même mes poils de moustache ne détectent aucune présence alentour. Soudain, avant que nous ayons pu réagir, nous nous retrouvons propulsés en l’air et prisonniers d’un épais filet de corde.
Un piège.
Trop tard. Nous avons beau nous agiter, nous sommes pris dans les mailles. Une clochette tinte à chaque geste que nous faisons pour nous débattre. J’essaye d’entailler le cordage avec mes dents et la clochette sonne de plus belle.
— Ne bouge plus ! m’intime Pythagore.
Nous restons là, suspendus entre ciel et terre, à attendre. J’ai une patte coincée dans les mailles. Ça fait mal.