— Votre plaque noire murale s’appelle, dans leur langage, une « télévision ».
— Admettons. Dans cette « télévision » il y avait des images d’événements qui se sont passés ici même, dans la rue. J’y ai assisté. Dans l’après-midi, un homme en tenue noire est venu et a utilisé un bâton pour faire du bruit.
— Cela se nomme « fusil », et si les détonations étaient saccadées, il s’agissait probablement d’un « fusil-mitrailleur ».
— De jeunes humains sortant de l’immeuble avec le drapeau sont tombés par terre.
— L’immeuble avec le drapeau est une « école maternelle » et les jeunes humains sont des enfants, élèves de cette école.
— Puis l’homme en noir a jeté l’objet et s’est enfui, et les jeunes humains qui sont tombés ne se sont pas relevés.
— Normal. Il les a blessés ou tués. Il est venu précisément pour cela.
— Ensuite d’autres humains ont attrapé l’homme en noir et il a été emporté par une voiture avec une lumière bleue.
— La police.
— Un autre camion a surgi, il était blanc avec une lumière bleue lui aussi. Des hommes en sont sortis pour installer les jeunes humains sur des lits roulants et ils les ont emportés.
— Une ambulance.
— Puis d’autres humains sont arrivés et se sont mis par deux pour s’éclairer le visage.
— Cela devait être des journalistes. Ce sont eux qui fournissent les images que ta servante a observées ensuite à la télévision.
— Que signifie cette scène ?
— Les humains traversent une crise. Ils sont pris dans une sorte de spirale de violences de plus en plus spectaculaires qui, à mon avis, ne va pas s’arrêter de sitôt. Des individus comme cet homme en noir viennent pour tuer au hasard d’autres humains. Cela s’appelle du « terrorisme ».
— Quel intérêt pour eux de s’entretuer ?
— Cela permet de provoquer un choc émotionnel très fort et donc d’attirer l’attention des autres sur leur cause, notamment à travers les images que la télévision va diffuser. C’est une forme de communication… Quand les humains ont peur, ils sont plus attentifs et plus facilement manipulables.
— Je ne comprends pas.
– À mon avis, ce qui se prépare est encore pire : la guerre. Le terrorisme, ce n’est qu’un avant-goût, cela ne concerne que quelques dizaines de personnes, la guerre c’est pour en éliminer des centaines de milliers, voire des millions. Et je pense qu’elle va bientôt être déclarée.
Il se gratte l’oreille avec la patte, par petits à-coups.
Je ne suis pas sûre de comprendre tous les mots qu’il utilise car il ne fait aucun effort pour avoir un vocabulaire accessible, mais je saisis l’idée générale, alors je poursuis pour ne pas lui montrer que sa conversation me dépasse.
— Ce que je sais, c’est que le terrorisme et la guerre font couler de l’eau des yeux de ma servante.
— Cela s’appelle « pleurer ». Les humains pleurent quand ils sont tristes. Ce qui coule ce n’est pas de l’eau, ce sont des « larmes ». Vous y avez goûté et c’était salé, n’est-ce pas ?
Je dois l’avouer, son assurance et ses connaissances étonnantes m’impressionnent.
— Dans sa télévision, il n’y avait pas que des humains morts, il y avait aussi des humains qui jouaient à la balle et d’autres autour qui criaient. Vous comprenez aussi ce genre de situation ?
— C’est le « football », c’est un sport collectif.
— Mais pourquoi n’ont-ils pas chacun une balle ?
— C’est fait exprès pour créer un enjeu.
— Le fait qu’il n’y ait qu’un ballon pour autant de personnes doit les frustrer, les énerver, leur donner envie de courir dans tous les sens, non ?
— En fait, s’il n’y a qu’un ballon c’est pour qu’ils essayent de le mettre dans les filets du camp adverse. Cela leur fait gagner des points et, en général, cela plaît à ceux qui regardent. Quand elle a vu cela, votre servante a arrêté de pleurer, n’est-ce pas ?
— En effet, elle avait l’air soulagée au moment où la balle est arrivée dans le filet.
— Les humains disent qu’ils détestent la guerre et qu’ils aiment le football, mais à mon avis ils apprécient les deux. Sinon cela ne serait pas présenté aussi souvent aux actualités télévisées. Et cela ne serait pas entrecoupé de publicités.
Le siamois s’exprime d’une voix neutre comme si tout ça était évident. Je l’observe. Ses poils de moustache sont longs et distingués. Sa vibration générale est toujours chaleureuse.
— Vous dites que vous savez cela parce que vous avez un Troisième Œil sur la tête ?
— En effet, cette prise USB de dernière génération me permet d’être branché sur un ordinateur et de recevoir des renseignements. Je vous l’ai déjà signalé, il me semble.
Ce ton supérieur m’exaspère. Je déglutis. Mais la curiosité est plus forte que ma fierté.
— Un quoi ?
— Un ordinateur, enfin, une machine électronique compliquée grâce à laquelle j’ai accès à la connaissance détaillée de leur monde et aussi du nôtre. Avant j’étais comme vous, ignorant. Nous, les chats, nous manquons de perspective, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Nous n’avons accès, pour la plupart, qu’à une source limitée d’informations : ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous sentons avec nos propres sens physiques et psychiques. C’est un tout petit champ de connaissances qui se limite en général à un appartement, quelques toits, un jardin, une rue. Les humains, eux, peuvent percevoir des événements au-delà de leurs propres sens physiques grâce à plusieurs outils modernes : la télévision, la radio, l’ordinateur, les journaux, les livres.
Le siamois recommence à se lécher la patte et à se gratter derrière l’oreille avec nonchalance. Je crois qu’il se moque de moi, peut-être parce que je me suis ridiculisée avec mon saut raté qui m’a fait atterrir dans les lierres. Je m’ébroue nerveusement et essaye de reprendre contenance.
— Moi, je veux créer un dialogue direct avec eux. De pensée chat à pensée humaine. Pas seulement recevoir, mais émettre en retour.
— Impossible.
Il m’énerve avec ses grands airs. J’essaye de ne pas perdre mon sang-froid.
— J’ai déjà établi un début de dialogue.
— Vous n’avez pas de Troisième Œil. Et même si vous en aviez un, je vous garantis, chère voisine, que cela ne marche qu’en réception, pas en émission. La connaissance va des humains aux chats et non l’inverse.
J’inspire profondément, tâche de garder ma contenance et insiste :
— En ronronnant, j’envoie des pensées apaisantes. Alors ma servante humaine cesse de pleurer et sa bouche monte sur les côtés.
Il continue de se lécher la patte droite pour se la passer derrière l’oreille comme si ma présence lui était complètement indifférente.
Soudain une voix humaine l’appelle depuis l’étage inférieur : « Pythagore ! Pythagore ! »
Après avoir négligemment tourné la tête dans la direction d’où provient la voix, mon voisin descend de la rambarde, passe la fenêtre et s’en va probablement retrouver sa propre servante.
Même pas un signe d’au revoir. Je suis outrée.
Je décide, pour rentrer chez moi, de tenter le bond en sens inverse. Après m’être bien tassée, je vise, je mets un maximum de puissance dans la détente, m’élance. Extension. Survol de l’espace entre les deux maisons. Je vole à peine plus longtemps que lors de mon saut précédent. Réception parfaitement réussie. Dommage que personne n’ait été là pour m’admirer. C’est le drame de toute ma vie. Quand je réussis, personne n’est là pour le voir, quand j’échoue il y a toujours des témoins.