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Mais je finis par fermer les yeux. Pythagore, lui, semble déjà dormir.

L’inconfort de ma position dans le filet me force à me percevoir comme une entité autonome. Je me lance :

— Avant de mourir, je voudrais te dire que je t’aime.

— Merci.

Il m’agace. Pourquoi ne me répond-il pas qu’il m’aime lui aussi, qu’il m’adore, que je suis tout pour lui ?

— Tu as l’air insensible à tout, Pythagore. Mais pourtant, reconnais que cela a été extraordinaire quand nous avons fusionné nos corps.

— En effet.

Il m’énerve, il m’énerve, il m’énerve.

— Et c’est quoi pour toi, l’amour ? ne puis-je m’empêcher d’insister.

— C’est une… émotion particulière.

— Peux-tu être plus précis ?

— Quelque chose d’intense.

— Que tu as ressenti avec moi ?

— Comment résumer cela ?… Il faudrait trouver une formule qui explique ce ressenti particulier.

Pythagore secoue un peu la tête :

— Pour moi l’amour, c’est quand je suis aussi bien avec l’autre que lorsque je suis tout seul.

Il semble satisfait d’avoir trouvé la formule exacte qui définit selon lui cette notion.

— Eh bien pour moi, par contre, l’amour c’est quand je suis mieux avec l’autre que quand je suis toute seule.

Il va pour ouvrir la bouche, puis se ravise. Et se contente de bâiller.

Je me demande vraiment, au final, si sa volonté de ne dépendre de personne n’est pas simplement une forme d’égoïsme. Ne serait-il qu’un ignoble être égocentrique uniquement tourné vers l’énergie de son nombril ? Comme tous les mâles, d’ailleurs. Comment ai-je pu être assez naïve pour penser que celui-ci, parce qu’il était siamois, parce qu’il avait un Troisième Œil, parce qu’il me semblait plus instruit, pouvait être différent ? Pourtant, ma mère m’avait avertie. « Ils sont tous faibles et décevants. Ils sont incapables de vrais sentiments. Ils ne savent pas aimer vraiment. » Comment ai-je pu penser que celui-ci pouvait échapper à la règle ?

Pythagore dodeline de la tête.

— Très bien… je reconnais que je suis mieux avec toi, Bastet, que lorsque je suis tout seul…

Cela semble lui avoir coûté tellement de dire ça que j’en suis toute retournée. Il déglutit, puis ajoute :

— Je suis mieux avec toi, même dans ce piège… Même suspendu au-dessus du sol dans un filet… Même avec nos probabilités de futur assez sombres.

Ah ! les mâles. Je ne m’y ferai jamais. Il a tellement peur d’avouer qu’il a de l’attachement pour moi ! Il a tellement peur d’avouer qu’il a eu, comme moi, une révélation lors de l’union de nos corps.

Finalement, il n’y a que nous, les femelles, qui osons avoir des émotions profondes et les exprimer sans pudeur.

Je n’aimerais pas être un mâle, j’aurais l’impression d’être handicapée des sentiments.

— Hier, j’ai eu une intuition grâce à toi, dis-je. J’ai compris que ce que je pressentais depuis toujours — que je n’étais pas limitée à mon corps — était vrai.

— Je suis désolé, reconnaît-il, je ne suis pas allé aussi loin.

Soudain, je comprends que son accès à Internet et la possibilité de tout voir et tout comprendre à travers son Troisième Œil électronique l’ont rendu sourd à ce sens naturel qu’est l’intuition.

Moi, je n’ai pas besoin de tout son attirail, il me suffit de fermer les yeux, de rêver et de me brancher sur l’énergie de vie qui parcourt l’Univers pour avoir accès à des connaissances précieuses, peut-être plus que les siennes.

— Je suis désolé de ne pas être plus empathique dans cet instant, souffle-t-il mais… cette fois-ci j’ai réellement peur de mourir.

Pas moi.

Qu’est-ce que la mort ? Depuis que j’ai pris conscience que je n’étais faite que de poussières flottant dans du vide, unies simplement par l’idée que je me fais de moi-même, la mort me semble juste une « autre » organisation de ces particules.

Ayant compris cela, pourquoi aurais-je peur de changer d’état ? Mourir, après tout, n’est qu’un changement d’organisation de l’infime quantité de matière qui me compose.

En tout cas, aujourd’hui, je me sens plus philosophe que Pythagore, qui tremble à l’idée d’achever sa longue existence. La destruction de son architecture de particules dans le vide lui semble un drame parce qu’il se croit important. Il se croit différent du reste de l’Univers. Et c’est aussi ce sentiment de différence qui l’a empêché de vivre la fusion de nos corps aussi intensément que moi.

S’il était conscient de tout cela, il saurait aimer vraiment.

Sa vision de lui-même est limitée à son enveloppe charnelle, coupée des autres, alors que moi j’ai compris que j’étais sans limite. Oui : je suis infinie et immortelle. Je me sens bien, même si mon corps risque d’être désorganisé dans sa structure générale. Je n’ai pas la moindre inquiétude, je survivrai autrement.

Je ferme les yeux et mon esprit s’envole loin de ce corps pris dans un filet.

Je rêve que je suis Félicette dans sa fusée et que je vole vers la Lune.

24

Prise au piège

Des voix me réveillent.

Nous sommes encerclés par de jeunes humains équipés d’arcs et de lances. Ils portent tous des masques à gaz. Certains ont des fusils. Ils sont sales, leurs vêtements déchirés.

Nous répondons à leurs coups de bâton en montrant les dents et en crachant, mais les mailles du filet nous empêchent d’être vraiment efficaces.

Celui qui semble être leur chef arbore un collier composé de têtes de rat. Sur ses ordres, un garçon manie une corde pour nous faire descendre. Ils s’y mettent à plusieurs pour nous ligoter, pendus par les pattes, à de longues branches. Ils nous transportent jusqu’à un fossé rempli d’un liquide très odorant. Je reconnais l’odeur de l’huile noire qui m’avait souillée sur le chantier de Nathalie.

— Ils ont dû creuser cette fosse et la remplir de pétrole pour protéger leur camp des attaques de rats, réussit à dire Pythagore depuis son inconfortable position.

Ayant franchi cet obstacle, les humains enlèvent leurs masques à gaz.

Je ne vois autour de moi que des visages hostiles, et certains nous regardent même, me semble-t-il, avec gourmandise.

Nous arrivons dans une clairière au centre de laquelle crépite un grand feu.

Là, même la tête en bas, j’arrive à discerner que des lapins, des chiens et des chats rôtissent dans les flammes au bout de longues perches.

Nous sommes déposés au sol.

— Je crois que notre mission va s’achever avant d’avoir commencé, je déplore.

— Désolé. Sur Internet il n’y avait pas d’informations sur les mœurs de cette communauté.

Ainsi finissent les pionniers.

— Heureuse de t’avoir connu, Pythagore, dis-je alors que je vois un humain tailler une tige qui va, selon toute évidence, servir de tourne-broche pour ma personne.

Moi qui me sentais si supérieure à Félix, je vais terminer comme lui.

— On dirait qu’ils n’ont pas remarqué ma prise USB et mon téléphone installé en harnais, s’étonne le siamois.

— Ils vont l’enlever au moment de la cuisson, ils ne sont pas pressés.

Pythagore ferme encore les yeux, à la recherche d’informations.

— Ta servante n’est pas loin, signale-t-il. Elle doit être dans une de ces tentes. Vas-y, appelle-la !

Je me mets alors à miauler à tue-tête mais ça ne donne aucun résultat. Tentant le tout pour le tout, je commence à ronronner en basse fréquence : Nathalie ! Viens, j’ai besoin de toi.