Et puis le miracle se produit.
C’est d’abord son odeur que je distingue, puis sa silhouette qui approche. Je la vois, elle me voit.
Ma servante discute vivement avec ses jeunes congénères en me montrant du doigt et en prononçant mon nom ainsi que celui de mon compagnon d’aventure. L’humain au collier à têtes de rat ne semble pas d’accord. Alors Nathalie disparaît puis revient avec une autre humaine qui lui ressemble beaucoup.
Pythagore, consultant simultanément Internet, me renseigne :
— C’est Stéphanie, sa sœur. C’est elle qui tenait l’orphelinat d’où est parti le petit groupe de jeunes humains pour s’installer ici. Ensuite d’autres orphelins sont venus grossir leurs rangs.
— Pourquoi palabrent-ils ?
— Probablement que seule Stéphanie a assez d’autorité sur eux pour persuader le chef des enfants de nous épargner.
Parlant d’une voix très ferme, Nathalie désigne le Troisième Œil du siamois. Le jeune humain change alors d’attitude, écoute ses explications et consent finalement, au bout de plusieurs minutes, à donner l’ordre de nous détacher.
Une fois à terre et libérée de mes liens, je saute dans les bras de ma servante et lui lèche la joue (je sais que c’est un comportement de chien, mais à cette seconde je suis trop contente qu’elle m’ait sauvé la vie pour faire mon indifférente).
Pythagore reste plus circonspect.
— Maintenant, Bastet, il faut que tu accomplisses le reste de ta mission. Vas-y, informe-la qu’il faut qu’elle nous aide à transformer l’île aux Cygnes en sanctuaire contre les rats.
Je ronronne et en échange ma servante me caresse plus fort. Elle me parle sur un ton bienveillant, en souriant et en répétant mon nom.
Pythagore semble penser qu’elle me comprend.
— Vas-y, répète-t-il. Explique-lui tout.
— Non.
— Pourquoi non ?
— Je t’ai menti : je n’arrive pas encore à lui parler clairement.
— Tu ne sais pas émettre une pensée chat vers l’esprit humain ? Mais ce ronronnement spécial que tu émets depuis tout à l’heure semble la rendre très réceptive !
— J’essaye. Je la calme. Je lui fais parfois comprendre mes besoins, mais cela ne va guère au-delà.
Voilà, c’est dit. Maintenant il sait la vérité. De toute façon cela me soulage d’avoir avoué. Je ne pouvais pas faire illusion indéfiniment.
— Nous avons donc effectué tout ce voyage pour rien, déplore-t-il. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?
— Il doit y avoir un moyen d’émettre vers eux, j’en suis sûre ! Il faut me laisser encore un peu de temps.
Je ronronne sur toutes les fréquences que ma gorge peut explorer.
En vain. Je n’ai en retour que des caresses.
Et la nuit tombe progressivement.
Un peu plus tard, Nathalie va se coucher sous une tente de toile. Je me blottis à ses pieds, ferme les yeux, émets un nouveau ronronnement plus grave pour me calmer. Mais au fond de moi je sais que, par ma faute, nous sommes tous condamnés.
Pourquoi est-ce que je ne réussis pas à me faire comprendre des humains ?
Je m’endors à mon tour. Il n’y a que quand je suis en phase de sommeil que je déculpabilise un peu. Je crois que j’ai encore beaucoup de progrès à accomplir pour me rendre utile à mon entourage.
25
Rencontre dans un nuage
Je rêve.
Je vois encore la fin de l’humanité et le règne sans partage des rats.
Ils sont de plus en plus gros, de plus en plus nombreux, de plus en plus féroces.
Une forme arrive vers moi, c’est Cambyse, le roi des rats, porté par six de ses petits congénères.
Il trône dans un fauteuil comme un humain et arbore un collier de minuscules têtes de chat autour du cou. Tout en se nettoyant les dents avec ses griffes, il me dit : « Moi aussi je suis pour la communication inter-espèces. »
Puis, dans un rictus, il précise : « Je suis prêt à communiquer avec toi, Bastet. Ma première question est la suivante : préfères-tu être mangée tout de suite ou un peu plus tard ? »
Et il éclate d’un rire assez similaire à celui des humains.
Je me réveille en sursaut, me frotte les yeux et me force à me rendormir pour rêver d’autre chose.
Dans mon second rêve, Pythagore me parle : « Si j’ai réussi à réceptionner la pensée humaine c’est parce que j’ai trouvé la bonne émettrice, en l’occurrence Sophie. Il n’y a pas de ponts, mais il existe probablement une passerelle quelque part. Il suffit de trouver celle ou celui parmi les humains qui sera capable de t’écouter. Trouve la bonne personne et cela fonctionnera, Bastet. Tu peux y arriver maintenant que tu sais quoi chercher. »
Je rouvre les yeux. Pythagore dort seul un peu plus loin, mais je suis persuadée que son esprit m’a envoyé cette pensée. Cette fois-ci, j’ai un objectif clair, trouver en rêve l’esprit humain capable de dialoguer avec moi dans cet espace-temps qui échappe aux lois du monde normal.
Je me concentre, ferme les yeux, et dans ce troisième rêve guide mon esprit, petit nuage léger sans limite, pour qu’au lieu de s’élargir il se tasse, décolle de mon crâne et s’envole haut dans le ciel. Il monte au-dessus de la forêt. Il rejoint un vaste nuage d’où il peut distinguer tous les visages des esprits humains.
Je vois celui de Nathalie, mais il a les yeux fermés, comme beaucoup d’autres.
Me voici donc évoluant avec mon esprit sur ces visages humains endormis. Les nez et les lèvres forment des protubérances. Les paupières closes semblent des touffes d’herbes. Soudain un reflet attire mon attention. Ce qui ressemble à des fruits lisses et roses émerge au milieu de longs cils soulignant des paupières qui se mettent à battre.
Les lèvres qui sont placées juste en dessous s’étirent dans un sourire, puis s’ouvrent pour prononcer :
— Bonjour, « esprit chat ».
Je m’approche et réponds instinctivement :
— Bonjour, « esprit humain ».
Pythagore avait raison. La communication avec un esprit humain est possible, il suffit juste de trouver le bon récepteur ! Comment disait-il, déjà ? « Il y a forcément une passerelle quelque part. » Je n’aurais jamais cru pouvoir la trouver par le truchement du monde des rêves.
— Nous pouvons vraiment dialoguer ?
— Bien sûr. Ici nous échappons aux limites physiques du monde de l’éveil. Tu le sais forcément, sinon tu ne serais pas là et tu ne me parlerais pas.
— C’est la première fois que cela m’arrive.
— Pas moi. Je sais parler aux esprits de tous les animaux et aux esprits de toutes les plantes. Dès que j’ai compris que c’était possible, j’ai commencé à l’expérimenter, maintenant je le pratique presque tous les soirs. Si c’est la première fois pour toi, bienvenue dans cette expérience. Tu vas voir, c’est passionnant.
À mieux l’examiner, je remarque que son visage est celui d’une vieille femme, un peu similaire à Sophie, mais plus rond et avec les cheveux courts.
— Comment t’appelles-tu ? demande-t-elle.
— Bastet.
— Très élégant. Cela doit être en référence à la déesse égyptienne.
— Et toi ?
— Je me nomme Patricia.
— Tu n’as pas l’air surprise de me parler, Patricia.
— Je suis une chamane humaine et toi, Bastet, à ta manière, tu es une chamane chatte. Nous sommes des ambassadrices de nos espèces respectives. Nous savons toi et moi voyager hors de nos corps. Nous avons ce talent qui nous rend différentes.