Moi qui pensais avoir enfin réussi, j’ai communiqué avec une humaine qui ne peut pas communiquer avec ses congénères !
— Et donc c’est un échec ?
Pythagore ne partage pas ma déception.
— Pas vraiment. Patricia connaît le langage des signes. Elle parle avec les mains et une fille le traduit en paroles humaines. Cela va plus vite que l’écriture. Son discours est suffisamment cohérent pour avoir capté l’attention des autres.
— Bon sang, avec tous ces intermédiaires, cela ne va pas être facile de faire passer notre message !
— C’est déjà un miracle que tu aies réussi cette prouesse, reconnaît Pythagore en me faisant un clin d’œil (encore un de ses trucs d’humain).
Il n’a cligné que d’un œil et c’est assez impressionnant. J’essaye de faire pareil mais n’y arrive pas. Je continue d’observer Patricia qui parle avec ses étranges mouvements de mains.
Les jeunes sauvages finissent par se réunir pour discuter en assemblée. Le chef avec son collier de têtes de rat est virulent, il pointe du doigt Nathalie et sa sœur qui répondent sur un ton plus violent encore. Patricia et sa traductrice poursuivent leur dialogue par gestes. Le chef humain me montre du doigt en arborant un rictus hostile.
Finalement, sur un signal, plusieurs humains lèvent la main.
— Qu’est-ce qu’ils font ? je demande à Pythagore.
— Un vote. Pour connaître l’opinion de la majorité sur ce qu’il convient de faire maintenant.
— Et que dit la majorité, alors ?
— Je ne sais pas. Ils semblent encore partagés. J’ai l’impression qu’il y en a autant qui sont prêts à aller sur l’île aux Cygnes que le contraire.
Tout à coup, une cloche résonne. Alerte générale. Pythagore analyse la situation et m’explique que les rats ont fini par être si nombreux qu’ils ont pu se permettre de sacrifier une centaine des leurs pour franchir les fossés remplis de pétrole censés isoler le campement.
Des rats kamikazes !
Passé le premier réflexe de panique, les jeunes humains se reprennent et s’organisent. Ils remettent leurs masques à gaz et leurs combinaisons de protection. Arcs, fusils, grenades, tout est bon pour repousser la colonne des assaillants grouillants, véritable fleuve de fourrure brune.
Le nombre des rats envahisseurs ne semble pas décroître.
Cette attaque sonne le départ précipité de ce refuge qui était le bois de Vincennes. Il est désormais impensable de rester ici.
Un groupe de jeunes humains s’affairent à rassembler des valises et des sacs.
— Tu crois qu’ils ont compris qu’il faut aller sur l’île aux Cygnes ? je demande à mon compagnon d’aventure.
— De toute façon, je ne vois pas où ils pourraient aller sinon.
Plusieurs jeunes humains partent vers une clairière et dégagent des camions, des voitures, des motos et des vélos qui étaient camouflés derrière du feuillage. La plupart de ces véhicules sont en mauvais état et paraissent avoir été customisés avec des pointes ou des lames sur les pare-chocs. Ce doit être des carcasses récupérées sur le périphérique, qu’ils ont réparées et améliorées.
Pythagore et moi sommes installés dans une camionnette avec Nathalie, sa sœur et Patricia. Le chauffeur est très jeune.
Toutes les voitures, les camions, les caravanes progressent en file sur un sentier.
Un pont est rabattu sur le fossé de pétrole et notre procession emprunte ce passage unique.
Nathalie prononce mon nom et celui de Patricia. Je tourne la tête vers elle. Je crois qu’elle a compris ce que j’ai accompli dans le nuage des esprits. Son ton semble admiratif. Alors je prends conscience que j’ai peut-être réalisé quelque chose d’historique.
Mais pour l’instant, il y a des choses plus urgentes à régler : notre camionnette a un problème de moteur et cale. Le jeune chauffeur tente de remettre le contact, en vain. L’engin n’avance pas.
Les rats nous talonnent et l’un d’entre eux réussit à passer par un gros trou dans le plancher. Je saute dessus et le tue. Malheureusement, le trou est tellement gros que je passe à travers ! Et c’est ce moment que choisit la camionnette pour démarrer. Je vois avec effarement le véhicule s’éloigner et un bon millier de rats galoper dans ma direction.
Je cours, poursuivie par cette meute.
Soudain le temps s’arrête et tout se fige autour de moi.
Mon esprit sort de mon crâne et observe la situation.
À nouveau cette Bastet, là en bas, qui est l’enveloppe charnelle de mon esprit, me semble en péril : mon esprit ne ferait-il pas mieux de l’abandonner ?
27
Sur les bords du fleuve
Qui suis-je ?
Ne suis-je qu’une chatte actuellement en grand danger ?
La prise de conscience du pouvoir de ma pensée tend à me faire fuir de mon corps pour me diluer dans l’Univers.
Est-ce bien ? Est-ce mal ?
Plus j’y pense, plus je comprends que ce serait une erreur.
Si je ne suis plus « confinée », mon esprit risque d’avoir beaucoup de difficulté à agir sur la matière.
Les rats gagnent du terrain mais la camionnette a ralenti pour faire demi-tour, et la portière arrière s’est ouverte en arrivant à ma hauteur.
— Monte ! hurle Pythagore.
La main de Nathalie me soulève, et la portière claque avant que le moindre rat n’ait pu tenter de sauter dans l’habitacle. Mon esprit revient d’un coup dans mon corps. Le véhicule accélère et se dégage sans mal de ses poursuivants.
— Merci de ne pas m’avoir abandonnée.
— J’ai encore besoin de toi et je crois que ta servante tient aussi beaucoup à te garder vivante auprès d’elle.
En effet, cette dernière me caresse et répète mon nom avec affection. Je ronronne presque sans y faire attention.
Après toutes ces émotions, se sentir aimée est un soulagement, même si ce n’est pas de la bonne manière ni par les bonnes personnes.
Je me regarde dans le reflet du rétroviseur et constate encore une fois que mon enveloppe charnelle est plutôt attrayante. Je comprends qu’ils aient fait marche arrière pour me récupérer. Je suis vraiment très belle.
Qu’a dit Pythagore ?
« J’ai encore besoin de toi. »
Je crois que l’Univers a un projet qui me concerne et chaque jour ce projet se révèle plus clairement. Certains êtres sont là pour me le rappeler lorsque je l’oublie.
Notre convoi comprend une vingtaine de véhicules dans lesquels s’entassent une centaine de jeunes humains et du matériel : tentes, armes et outils.
Nous évitons le périphérique et prenons les quais qui longent la Seine. À l’avant, un camion tout-terrain dont le pare-chocs est surmonté d’une grosse pièce de métal triangulaire (Pythagore me dira plus tard qu’il s’agit d’un soc de charrue) ouvre la voie, dégageant les voitures et les gravats pour les faire basculer dans l’eau noire du fleuve.
Je n’aime pas fermer la marche dans une procession. J’ai toujours peur qu’en cas de problème, ceux à l’avant continuent malgré tout d’avancer sans s’apercevoir que je ne suis plus là.
Notre chauffeur doit avoir la même inquiétude car il double toute la file pour se placer juste derrière le camion de tête, qui est bientôt obligé de stopper à cause du surnombre de carcasses qui obstruent la voie. Notre camionnette s’immobilise et je n’aime pas ça. Pythagore actionne le bouton d’ouverture de la vitre, pour mieux examiner la situation.
Alors que nous sommes forcés d’attendre que l’obstacle soit dégagé, il me semble que les rats autour de nous se font de plus en plus nombreux.