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Je pars visiter l’île aux Cygnes.

À sa pointe orientale se trouve la statue d’un homme brandissant une épée sur un cheval au galop.

— Cette statue s’appelle La France renaissante, commente Pythagore, me rejoignant.

— Il y a déjà eu des guerres, précisément ici, sur cette île aux Cygnes ? je demande.

— Non, c’est une île artificielle qui a été créée en 1820. Elle est bien trop étroite pour avoir jamais fait l’objet de la moindre convoitise. Neuf cents mètres de long, sur onze mètres de large. Jamais personne n’y a habité. Elle sert de soutien aux trois ponts qui la traversent.

Nous trottons sur la longue allée qui traverse l’île de part en part. À la pointe occidentale se trouve une autre statue encore plus majestueuse.

— C’est une copie réduite de la statue de la Liberté qui se trouve à New York, m’informe Pythagore. Mais si la vraie fait quarante-six mètres de haut, celle-ci n’en fait que onze.

— Cela représente quoi ?

— C’est une femme géante. Dans sa main droite elle porte le flambeau de la liberté qui éclaire le monde, et dans sa main gauche les tables de la Loi qui servent de règles aux comportements en groupe.

— C’est une déesse ?

— Non, toutes les statues ne sont pas forcément des déesses. Celle-ci est une simple femelle censée symboliser l’humanité libre.

Notre île a donc un côté mâle et un côté femelle.

Tout autour de nous les jeunes humains s’affairent à installer le campement. Nathalie est nerveuse. Elle commence à s’activer sur le clavier de son smartphone (heureusement équipé d’un système de batterie solaire). Pythagore ferme les yeux et je comprends qu’il plonge dans son Internet.

— Elle fait l’inventaire des réserves de matériel sur les chantiers avoisinants, chuchote-t-il.

— Quel genre de matériel ?

— Parpaings, ciment, camions-citernes, pelles, râteaux, et surtout… explosifs.

Puis ma servante range son smartphone, appelle quelques jeunes individus et leur parle un moment, avant qu’ils ne détalent pour aller accomplir leur mission, qui consiste probablement à récupérer ce matériel dans les environs.

Tout a l’air de se mettre en place.

Pourvu que Patricia ait pu transmettre à ses congénères mon message et mes indications. Je vois justement la chamane assise dans un coin. Elle mange, l’air préoccupée. En fait, elle n’arrête pas d’ingurgiter des aliments et j’ai l’impression qu’elle apaise son corps en le remplissant.

Pendant ce temps les jeunes humains commencent à édifier des murets de protection avec des caisses. Le vent continue de souffler fort et les vagues du fleuve sombre viennent s’écraser sur la berge. Pythagore guette les quais pour tenter d’y percevoir d’éventuels assaillants. Je perçois son inquiétude.

— Raconte-moi la suite de l’histoire des hommes et des chats, dis-je.

— Désolé, je n’en ai plus envie. Maintenant c’est toi qui vas me raconter tes histoires. Comment es-tu arrivée à émettre vers cette Patricia ?

— En fait, j’ai toujours pensé que tous les êtres vivants équipés d’un système nerveux avaient un esprit et que cet esprit pouvait s’affranchir de son enveloppe corporelle. J’ai toujours eu l’intuition que notre esprit était comme de l’air, ou plutôt comme un nuage, ou même encore mieux : un nuage capable de tout traverser et de s’étendre à l’infini.

— D’où t’est venu ce concept ?

— D’un rêve. Un rêve où je voyais mon esprit précisément comme une vapeur qui grandissait hors de mon crâne et devenait de plus en plus large. Une fois cette vapeur au-dessus de moi, je me suis vue de haut. Je voyais ce chat en bas, et qui était censé être moi, mais j’étais davantage. Mon esprit était bien plus grand que mon enveloppe charnelle.

Pythagore m’observe différemment.

— C’est étrange ce que tu racontes, car l’une des expériences accomplies par Sophie sur des animaux conforte ce que tu dis. Elle me l’a racontée, puis elle me l’a montrée. Cette expérience a été effectuée sur un animal particulier, pas un chat mais un ver. Le ver planaire. Il a une tête, des yeux, une bouche, un cerveau et un système nerveux. Sophie en avait pris plusieurs et les avait disposés dans des labyrinthes où se trouvaient par endroits des récompenses, à savoir de la nourriture, et par endroits des punitions, des décharges électriques. Ils rencontraient la nourriture ou les décharges selon leurs pérégrinations dans le labyrinthe.

— Comme un parcours de vie ?

— Exactement. Elle les a laissés un long moment puis elle les a récupérés et… elle leur a coupé la tête. Le ver planaire a une particularité, c’est que sa chair repousse.

— Même la tête ?

— Oui, même la tête. Les vers ont été décapités puis au bout d’un moment leur tête s’est reconstituée. Sophie a alors replacé dans les labyrinthes ces vers avec leur nouvelle tête, donc leur nouveau cerveau. Ils allaient directement là où il y avait de la nourriture et évitaient systématiquement les endroits où ils allaient recevoir des décharges électriques.

Je n’ose en croire mes oreilles.

— Cela confirme mon hypothèse : l’esprit n’est pas qu’à l’intérieur du crâne, je murmure.

Pythagore me fixe de son regard profond.

— Quand j’explore Internet, j’ai aussi cette impression que je suis un esprit circulant dans un monde immatériel infini. C’est en partie pour cela que j’y prends autant de plaisir.

— Toi, tu as Internet pour sortir de ton corps, moi j’ai les rêves. Où il n’y a plus la barrière des espèces, juste des esprits qui rencontrent d’autres esprits.

Pythagore me fixe toujours de ses immenses yeux bleus qui ressortent au milieu de son pelage gris et noir. Je crois qu’à cet instant je l’impressionne autant qu’il m’a impressionnée avec ses récits sur l’histoire.

— Et qu’as-tu vu dans ton « monde des rêves où tous les esprits sont égaux et peuvent communiquer » ?

— J’ai entrevu l’esprit de Nathalie, mais il était fermé. Je crois que je ne pourrai jamais communiquer avec elle.

— Même si tu avais pu lui parler, elle n’aurait pu communiquer, reconnaît-il. Pour elle tu n’es qu’une sorte de peluche qui miaule.

Il a raison.

— Je pensais qu’elle m’avait choisie parce qu’elle avait pressenti qui j’étais vraiment. Et le fait qu’elle m’ait nommée Bastet et que tu m’aies expliqué la signification de ce nom ne faisait que m’encourager dans cette voie.

— Mais tu as trouvé la bonne passerelle — ta « Chamane-Sorcière ».

— Patricia est mon alter ego dans le monde des humains. Elle aussi a intégré que nous ne sommes pas que des esprits enfermés dans un support de chair. Elle aussi a souhaité communiquer avec les animaux, avec les plantes, elle aussi est une pionnière.

Et alors que je dis cela, une idée étrange me traverse l’esprit : est-ce qu’en réalité je ne communique pas mieux avec Patricia d’esprit à esprit en rêve qu’avec Pythagore avec lequel je parle la même langue ?