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Cela serait le paradoxe suprême : mieux communiquer sans la parole, même avec des êtres d’une espèce différente !

Pythagore s’approche de moi et me frotte le cou avec son museau. Je crois qu’il a perçu ma pensée et qu’il cherche un autre moyen de se relier à moi, par le contact de notre fourrure.

Nous nous éloignons du groupe.

Pythagore me fait signe de le suivre vers la haute statue de la Liberté. Je monte avec lui sur l’arbre voisin et, de là, nous utilisons la branche la plus proche pour sauter sur le socle de pierre et nous nous retrouvons au pied de la femme de bronze. L’imitation des plis de tissu de sa toge donne prise à nos griffes et nous permet de rejoindre le sommet de sa tête.

Nous nous y installons et observons les alentours.

– Ça, c’est la Maison de la radio, c’est de là que les humains envoient des ondes de communication, télévision, radio.

— Internet ?

— Probablement. Je n’en suis pas sûr. En tout cas, ici je capte bien.

J’inspire l’air profondément.

— Regarde là-haut.

— Les étoiles ?

— Et les planètes. J’ai eu une fois cette idée que… nous, les chats, ne sommes pas originaires de la Terre. Ailleurs, j’ignore où, il y a peut-être une autre planète où sont apparus nos ancêtres. Ils auraient lancé une fusée avec des astronautes chats qui ont atterri ici, il y a très longtemps.

— En fusée comme Félicette ? Pourquoi serions-nous venus ici précisément ?

— Nous sommes peut-être venus pour coloniser cette planète encore primitive habitée par des êtres grossiers au niveau de conscience balbutiant.

— Alors pourquoi avons-nous oublié d’où nous venons ?

— Parce que nous avons développé les outils de l’esprit mais pas ceux de la mémoire. Nous ne savons ni écrire ni lire, du coup nous n’avons pas de moyens solides pour fixer les informations. Nous n’avons pas de mémoire sur le long terme. Peut-être que les premiers pionniers ont narré notre histoire à leurs enfants, qui l’ont eux-mêmes répétée aux leurs. À force d’être racontée, elle a dû être un peu déformée et sans doute remise en question, avant de devenir un simple conte, une légende. Puis oubliée par tous. Comme tout ce qui n’est pas noté sur un support immuable.

L’idée m’intrigue et les mouvements de l’extrémité de ma queue trahissent mon excitation.

— L’histoire n’a pas dû totalement se perdre puisque Bastet et les dieux et déesses à tête ou corps de chat d’Inde, de Chine, et de Scandinavie ont été vénérés.

— Certains humains se souvenaient mieux que nous de la réalité de nos origines. Parce que l’écriture et les livres donnent aux humains le moyen de garder une trace concrète de tout ce qui est arrivé dans le passé. C’est leur grand avantage et c’est notre grande lacune. La mémoire écrite est la clef de l’immortalité des civilisations. Sans livres, toutes les vérités peuvent être remises en cause, tout ce qui a été accompli est progressivement oublié.

Je me lèche. Pythagore remue les oreilles.

— J’essaye d’imaginer une planète avec des chats qui posséderaient une technologie très avancée. Ils auraient peut-être des véhicules plus petits et plus rapides conduits par des chats. Des avions qui voleraient encore plus haut.

— En forme d’oiseau souple aussi, je me permets de préciser.

— J’imagine ces chats avec des vêtements.

— En cuir de rat ?

— Peut-être même des chats bipèdes.

À chaque fois qu’il ajoute une idée, j’ai envie de la compléter.

— Des chats en train de manger du foie gras de… souris, propose-t-il.

— C’est quoi du foie gras ?

— Un mets très prisé par les humains, comme le caviar.

— Je veux goûter à ton foie gras de souris.

Il continue à réfléchir, les yeux fixés vers les étoiles. Le vent nous rabat les moustaches sur les joues.

— Des chats qui auraient… des petits humains comme animaux de compagnie ? je propose pour surenchérir.

— Non, les humains il n’y en a que sur Terre.

— En es-tu sûr, Pythagore ? Moi je vois bien de grands chats en tenue de ville caresser des petits humains nus frétillants de joie. Je vois ces chats leur préparer leurs croquettes, nettoyer leur litière.

Pythagore et moi entrons dans une surenchère d’hypothèses sur une éventuelle civilisation de chats, mais je crains que notre imagination ne soit limitée par ce que nous avons déjà observé chez nos serviteurs humains. Puis nous finissons par nous endormir, blottis l’un contre l’autre.

Je dors.

Je rêve.

Mon esprit quitte mon corps et, fin nuage de pensée chat, il rejoint le grand nuage de la pensée de tous les êtres vivants conscients.

À nouveau je distingue des visages humains endormis, les yeux fermés, et je retrouve le visage de Patricia, les paupières ouvertes, l’esprit réceptif comme la fois précédente.

— Bonjour, Bastet.

— Je ne savais pas, Patricia, que tu étais…

— Avant, j’étais professeur d’histoire à l’université. Je me trouvais un peu grosse, alors j’ai pris un médicament pour maigrir. Mais ce médicament a eu des effets secondaires néfastes. Au début j’avais des migraines, puis ça a été les vertiges et des difficultés à m’exprimer. Quand j’ai fait le lien avec le médicament, il était trop tard. J’ai intenté un procès à la firme pharmaceutique, que j’ai gagné : le médicament a été interdit mais le mal était fait. À chaque jour qui passait, je perdais un peu plus l’émission et la réception. La capacité de parler et d’entendre. Je me suis retrouvée progressivement enfermée dans ma tête, seule avec moi-même. C’est une sensation étrange. Dépourvue de deux de mes sens principaux, j’en ai développé deux autres pour compenser, m’échapper et rester en contact avec le monde extérieur. On dit qu’être aveugle est le pire des handicaps, mais pour moi c’est la surdité. Quand on est sourd on ne perçoit plus le volume de l’espace où l’on se trouve car les oreilles permettent aussi de donner cette information, le savais-tu ?

— C’est parce que tu étais « enfermée dans ta tête » que tu es devenue chamane ?

— C’est parce que j’étais enfermée, comme tu dis, que j’ai cherché une porte de sortie et puis… il n’y a pas beaucoup de métiers « normaux » pour les sourds-muets. Mon esprit a cherché un moyen de subsister. Dans la vie, je crois que tout s’équilibre, tout handicap est contrebalancé par l’émergence d’un talent particulier.

— En tout cas, bravo ! Tu as réussi à transmettre mon message aux autres, dis-je. Félicitations.

— Bravo à toi, Bastet. C’est grâce à ton plan que nous sommes ici.

— Pour tout t’avouer ce n’est pas mon plan, c’est celui de mon compagnon, Pythagore. C’est lui qui sait tout, c’est lui qui organise tout, c’est lui qui a trouvé l’île aux Cygnes. C’est lui qui a le Troisième Œil. Je ne suis que sa… disciple.

— Pythagore ? Sais-tu que ce nom est celui d’un humain très célèbre de l’Antiquité grecque ? Il était très intelligent et très sage. Quand j’étais professeur, je m’étais spécialisée dans cette période de l’histoire et je me suis passionnée pour le personnage qui porte le même nom que ton ami. À mon avis c’est l’humain le plus prodigieux que la terre ait jamais porté.

Décidément, Patricia est surprenante.

— Veux-tu connaître sa vie de manière plus précise ?