Encore un cadeau raté.
L’individu semble un peu stupide. Quand il me voit, au lieu d’avancer tête baissée pour montrer qu’il est conscient d’être sur mon territoire, il me fixe de ses yeux jaunes.
Ah, ce que je déteste les pures races ! En plus, la couleur de sa fourrure est sans intérêt. Il est tout blanc. Moi par exemple, je suis blanche avec plusieurs très jolies taches noires dispersées un peu partout sur mon corps.
Lui, il est terne. Son poil est long, épais, gras. Comment Nathalie peut-elle avoir assez mauvais goût pour me choisir un mâle angora blanc aux yeux jaunes ?
Je manifeste aussitôt mon désintérêt en soulevant la queue et en lui montrant mon fondement. Mais cet imbécile se méprend. Au lieu de comprendre mon message de rejet, il croit que je souhaite une saillie.
Voilà bien la stupidité des mâles pure race !
Je suis obligée de lui donner un coup de patte, griffes déployées au tiers, pour lui faire comprendre que c’est moi qui décide de tout ce qui se passe ici.
Pendant ce temps-là, Nathalie parle avec une intonation chaleureuse qui me laisse à penser qu’elle me croit ravie de devoir tout partager avec cet étranger surgi de nulle part. En guise de réponse, je gratifie le chat d’un second coup de griffes et lui signale clairement :
« Toi, tu ne me plais pas. Fiche le camp. »
Aussitôt, il se met en position de soumission. De toute façon, il est hors de question qu’on m’impose mon compagnon.
Pendant ce temps, mon humaine a découvert le sort de Poséidon et, avant qu’elle n’ose émettre le moindre reproche (je déteste qu’on tente de me culpabiliser), je décide de quitter la pièce pour circuler à l’étage. Ce qui est arrivé est autant la faute de ce poisson obtus que la mienne. Il aurait dialogué, on n’en serait pas là.
Félix, croyant que je veux lui faire visiter la maison, me suit en trottant joyeusement, queue dressée.
Lorsqu’il tente une nouvelle approche affectueuse, je fais le dos rond et lui crache au visage. Je pense qu’il a saisi à quel genre de femelle il a affaire. Il trouve une posture de soumission encore plus prononcée que la précédente, évitant mon regard, oreilles aplaties en arrière, pelage lisse, queue cette fois rabattue proche du corps, accroupi, tête baissée et miaulant imperceptiblement.
Ah ! les mâles, ils fanfaronnent toujours, mais au final ce sont tous des individus faibles, faciles à impressionner dès qu’on est une femelle qui sait ce qu’elle veut et, surtout, ce qu’elle ne veut pas.
Je profite de sa position pour lui uriner sur la tête, afin qu’il saisisse bien qui établit les règles ici (et puis comme ça, ses poils seront assortis à ses yeux).
Il me parle et je l’écoute à peine, mais je consens à engager un début de dialogue avec cet étranger stupide pour lui faire savoir qu’il n’a pas le droit d’approcher de ma gamelle et qu’il doit manger après moi.
De même, il n’a pas le droit de pisser ou de déféquer dans ma litière. Si Nathalie ne pense pas à lui en offrir une, il devra se retenir ou sortir pour faire ses besoins.
Je lui indique que la fenêtre de la chambre du premier étage permet de scruter la rue. Je m’aperçois alors que l’école est toujours fermée. Il n’y a plus de ruban jaune qui ferme la rue, plus d’hommes en combinaison blanche qui ramassent des bouts de métal, mais une accumulation de bouquets de fleurs, de bougies et de photos de jeunes humains devant la porte. Ils ont dû poser ces décorations durant mon sommeil.
Félix jette un regard rapide sur la scène et me demande de quoi il s’agit, mais je ne me donne pas la peine de lui expliquer un phénomène aussi complexe que le terrorisme. Je n’ai pas le talent de Pythagore.
Je change de sujet et lui signale qu’il y a au deuxième étage un balcon qui permet d’accéder aux toits des maisons voisines, mais qu’il faut faire attention car la gouttière est mal fixée.
Nous arrivons ensuite devant la chambre de Nathalie, et je lui fais comprendre, grâce à un nouveau coup de griffes appuyé qui lui laboure la peau du menton, qu’il ne doit jamais non plus entrer dans cette pièce, ni espérer dormir avec ma servante. Pour que tout soit vraiment clair, je dépose dans toutes les zones où je lui interdis de pénétrer quelques gouttes d’urine odorante. À lui de conclure, si tant est qu’un angora pure race puisse avoir le moindre sens de la déduction, qu’il ne peut circuler que dans les zones que je n’ai pas marquées.
Nous redescendons et je montre à Félix où se trouve ma place sur le fauteuil avec le coussin de velours rouge qui porte mon odeur. Je lui montre mon panier, qui a aussi mon odeur, posé sur un support au-dessus du radiateur. Il ne doit évidemment jamais approcher aucun de ces endroits.
Finalement, il va se pelotonner dans un coin du couloir, dont il ne bouge plus.
Le soir, je détecte une activité près de la porte d’entrée de la maison. Je cours aussitôt surveiller ce qui se passe. Je m’aperçois alors qu’un mâle est venu rendre visite à ma servante. Elle répète ce qui est probablement son nom, « Thomas ».
Il est plus grand qu’elle, poils blonds, yeux verts, odeur de sueur musquée. Il a de grandes mains, de grands pieds, et un bouquet de fleurs. Déjà de loin il me déplaît.
Cependant, au lieu d’avoir le même frisson de répulsion que moi face à cet individu, Nathalie approche ses lèvres des siennes et leurs bouches finissent par se plaquer l’une contre l’autre. Je ne comprendrai jamais les coutumes des humains. Ensuite, il lui masse les seins et les fesses.
Au lieu de le repousser, elle glousse de satisfaction, comme si elle l’encourageait à continuer.
Enfin, ils se calment, et vont s’installer dans le salon. Plus tard, ils mangent sur un plateau en regardant le monolithe mural de la télévision. Ils ont les yeux fixes, la respiration rapide. Nathalie et Thomas semblent émus par des images qui montrent des humains décapités et d’autres humains autour qui crient et répètent ensemble les mêmes phrases en montrant le poing. Maintenant que j’arrive de mieux en mieux à décrypter ces images, je constate que la foule hurle toujours avec les mêmes intonations, qu’il s’agisse de la guerre ou du football, probablement pour encourager leurs meilleurs participants.
Nathalie tremble, puis finit par pleurer. Avant que j’aie eu le temps de venir la lécher, son mâle colle à nouveau sa bouche contre la sienne, avant de lui prendre la main et de l’emmener vers la chambre. Dont il ferme la porte derrière eux.
Aux bruits et aux odeurs produits, je comprends qu’ils se livrent à un acte reproductif. Cela doit être un réflexe d’espèce : quand des humains meurent en quantité, ils essayent de compenser la perte d’individus en en fabriquant des nouveaux.
Je regrette un instant ma dureté avec Félix et le convoque dans la cave. Dans la pénombre de ce lieu, qui sent la crotte de souris et la poussière, je lui révèle que j’ai un grand projet de vie qui consiste à établir une communication inter-espèces, et que, dans le cadre de ce projet, je souhaite parvenir un jour à donner des ordres directs aux humains, en miaulant des phrases, afin qu’il n’y ait plus jamais de confusion.
Son regard jaune est vide. Il ne voit pas l’intérêt de comprendre les humains, ni de leur parler, me dit-il. Quel être limité !
Le pire, c’est qu’il a l’air d’être heureux comme ça : sans ambition, sans curiosité, dans son petit univers minable de chat angora blanc, sans la moindre perspective sur le monde qui l’entoure.
Pythagore avait raison, beaucoup d’entre nous se contentent du petit monde étriqué de la maison qu’ils habitent. Leur ignorance les rassure, la curiosité des autres les inquiète. Ils veulent des journées qui se ressemblent, que demain soit un autre hier, et que tout ce qui s’est passé se reproduise.