Une femelle de mon âge qui plus est.
Je comprends tout à coup pourquoi Pythagore ne s’intéresse pas à moi : il a déjà sa propre femelle à la maison.
Je m’approche. De près, je distingue clairement qu’elle a un petit cœur noir posé sur le museau et des yeux verts. Même si elle a la même couleur de fourrure que moi, tout dans sa dégaine me repousse. Elle est vulgaire et arrogante. Je la fixe et m’avance vers elle : elle fait de même. Je me place en mode intimidation, dos courbé et pelage dressé pour avoir l’air plus grosse : elle m’imite.
Il va falloir passer à l’étape suivante. Je lance ma patte en avant de manière agressive. Elle aussi.
Je m’approche et je crache. Elle crache.
Nous nous donnons des coups de patte, mais la vitre nous empêche de nous blesser vraiment. Heureusement qu’elle est là, d’ailleurs, sinon je lui aurais arraché les moustaches, à celle-là.
Je me retourne et lève la queue pour lui montrer ce que je pense d’elle. Évidemment elle me copie.
Je renonce à l’humilier davantage et retourne dans le salon où les deux servantes continuent de palabrer. Pythagore est toujours absent et je commence à me sentir humiliée par cette situation. Pourquoi me traite-t-il ainsi ? À cause de sa femelle là-haut ? Parce qu’il a un capuchon de plastique mauve sur le crâne qui lui permet de savoir des choses sur les humains ?
De dépit, je m’installe sur les cuisses de ma servante et la laisse caresser mon joli crâne exempt de Troisième Œil, puis me retourne pour exhiber mon ventre qu’elle caresse aussi. Ainsi je montre bien à tous que j’ai dressé mon humaine pour me satisfaire.
À notre retour à la maison, je demande à Félix de me faire l’amour à nouveau. J’en profite pour hurler de toutes mes cordes vocales afin que Pythagore entende comme je jouis bien et comprenne ce qu’il rate en me prenant de haut (je suis sûre que sa femelle ne fait pas aussi bien l’amour que moi). Je hurle peut-être un peu trop fort, car le lendemain Félix est emporté dans la sacoche grillagée et, lorsqu’il revient quelques heures plus tard, il a un bandage autour du bassin. Dans un bocal flotte ce que je prends au début pour deux noyaux de cerise…
Bon, je dois reconnaître que c’est un peu injuste pour Félix, mais je préfère que ce soit lui qui soit puni.
Et puis je n’ai aucun sentiment pour Félix. Seul Pythagore me fascine. Il m’obnubile, même. Comment fait-il pour avoir une connaissance aussi précise des mœurs humaines ?
Un frisson désagréable me parcourt. Se pourrait-il que je sois pour lui ce que Félix est pour moi ? Une ignare ? Un stade de conscience au-dessous ?
Cette idée me rend encore plus jalouse de l’autre femelle là-haut.
Celle-là, la prochaine fois que je la vois, je ne la raterai pas.
7
Vue de haut
Les testicules de Félix flottant dans le bocal semblent l’hypnotiser.
D’où vient cette fascination des mâles pour ces deux petites boules beiges ? Il les observe comme si c’étaient des poissons, à cette différence près qu’elles ne nagent pas, mais tournoient lentement sur elles-mêmes sous l’effet de la chaleur du radiateur proche.
Depuis son opération, Félix n’arrête pas de manger. Il grossit. Son regard est vide et j’ai l’impression qu’il a atteint un degré supplémentaire de désintérêt pour le monde qui l’entoure.
Moi, au contraire, je suis de plus en plus intriguée par les événements récents et je guette depuis l’extrémité de la rambarde ce qui se passe dans la maison voisine et dans le bâtiment avec drapeau d’en face. Je ne discerne rien de spécial, si ce n’est une toile d’araignée dans un coin de la balustrade qui me donne envie de tenter une nouvelle fois d’établir un dialogue inter-espèces.
Je m’approche de l’individu arachnide de couleur brune et de taille moyenne équipé de huit pattes et de huit yeux. Je tente une approche douce, je me concentre puis ronronne : Bonjour, araignée. Comme l’individu se replie dans un coin, je sors les griffes et déchire la toile où se débattait un moucheron qui ne me dit même pas merci.
Je crois que tous les actes que nous effectuons entraînent forcément la satisfaction des uns et la contrariété des autres. Vivre et agir c’est forcément déranger les ordres établis. L’araignée a des spasmes de colère qui la font danser sur le dernier débris flottant au vent de sa toile. Je la sens encore moins motivée par un possible dialogue, mais je ne veux pas renoncer. Je m’approche plus près d’elle, m’apprêtant à la toucher, lorsque soudain un miaulement agressif attire mon attention.
Je reconnais cette voix.
Je me penche un peu plus sur la droite, au risque de chuter, et repère au loin Pythagore juché dans les branches hautes d’un marronnier. Il y est coincé : un gros chien aboie furieusement au pied de l’arbre.
Le siamois crache et fait le dos rond, mais que peut un vieux chat maigre contre un molosse qui fait quatre fois sa taille ?
Je perçois chez mon congénère une onde de panique.
Pas de doute, il n’y a que moi qui puisse le sauver.
Mon premier contact avec les chiens a eu lieu dans l’animalerie où j’ai passé mon enfance. En entendant les chiots aboyer, j’avais demandé à ma mère pourquoi ces animaux produisaient autant de nuisances sonores. « Parce qu’ils ont peur de ne pas être adoptés par les humains », m’avait-elle expliqué. Cela m’avait semblé saugrenu. Peur de ne pas être pris par les humains ! Ils avaient donc si peu de dignité ? Ils étaient si peu capables d’apprécier la solitude et la liberté qu’ils avaient à ce point besoin d’humains pour s’occuper d’eux ?
Ma mère m’avait ainsi expliqué que nous étions les maîtres des humains, et que les humains étaient les maîtres des chiens.
Mais de qui les chiens étaient-ils les maîtres ? Elle m’avait répondu : « Des puces qu’ils ont sur le dos car ils oublient de se lécher pour se nettoyer. »
Par la suite, j’avais découvert en me promenant aux alentours de la maison que les chiens sont tellement primitifs qu’ils déposent leurs déjections dans la rue, directement au milieu du trottoir, sans même les enterrer ! Ils n’ont pas le moindre rudiment de pudeur ou d’hygiène.
Mais pour l’instant, l’urgence est de faire fuir ce spécimen canin qui terrorise mon voisin. Il faut que j’improvise rapidement une stratégie qui compensera mon infériorité de carrure.
Je descends au rez-de-chaussée et sors dans la rue par la chatière. Je trotte pour rejoindre le lieu du drame. Dans un premier temps, pour faire diversion, je miaule et crache en faisant le dos rond.
Le chien se retourne et j’adopte aussitôt une posture de combat. Regard fixe, pupilles contractées, moustaches en avant, babines retroussées, poils des épaules hérissés, arrière-train relevé pour être prête à bondir, queue en position basse pour gagner en aérodynamisme.
Je lis l’hésitation dans le regard du chien. Pour l’aider à faire son choix, je saute sur le toit de la voiture la plus proche pour le dominer. Je le fixe de manière encore plus provocante en miaulant.
Même pas peur.
Puis je mime des coups de griffes dans l’air et ajoute :
Viens te battre, chien.
Le molosse se décide enfin à me poursuivre.
Même si je suis svelte, souple et rapide, je galope rarement dans la rue et je dois reconnaître que mon poursuivant est naturellement doté d’une puissance musculaire supérieure. Je cavale sur les pavés mais le chien gagne du terrain.
Quels sont ces humains inconscients qui le laissent dans la rue comme ça, sans laisse ni surveillance ?