Guillaume Musso Demain
roman
L’amour rampe quand il ne peut marcher.
William SHAKESPEARE
Première partie
Le hasard des rencontres
Premier jour
1
Au milieu des fantômes
On n’est pas celui que l’on voit dans le miroir. On est celui qui brille dans le regard d’autrui.
Tarun J. TEJPAL
Université de Harvard
Cambridge
19 décembre 2011
L’amphithéâtre était bondé, mais silencieux.
Les aiguilles du cadran en bronze de la vieille horloge murale marquaient 14 h 55. Le cours de philosophie délivré par Matthew Shapiro touchait à sa fin.
Assise au premier rang, Erika Stewart, vingt-deux ans, dévisageait son professeur avec intensité. Depuis une heure, elle cherchait sans succès à capter son attention, buvant ses paroles, hochant la tête à chacune de ses remarques. Malgré l’indifférence que rencontraient les initiatives de la jeune femme, le prof exerçait sur elle une fascination chaque jour plus grande.
Son visage juvénile, ses cheveux courts et sa barbe naissante lui donnaient un charme indéniable qui suscitait beaucoup d’émoi parmi les étudiantes. Avec son jean délavé, ses bottes en cuir vieilli et son pull à col roulé, Matthew ressemblait plus à un étudiant post-graduatequ’à certains de ses collègues à l’allure stricte et austère que l’on rencontrait sur le campus. Mais davantage que sa belle gueule, c’était surtout son éloquence qui faisait sa séduction.
Matthew Shapiro était l’un des professeurs les plus populaires du campus. Depuis cinq ans qu’il enseignait à Cambridge, ses cours passionnaient chaque année de nouveaux élèves. Grâce au bouche à oreille, plus de huit cents étudiants s’étaient inscrits ce trimestre pour suivre son enseignement, et son cours occupait à présent le plus grand amphi de Sever Hall.
LA PHILOSOPHIE EST INUTILE SI ELLE NE CHASSE PAS LA SOUFFRANCE DE L’ESPRIT.
Calligraphiée au tableau, la phrase d’Épicure constituait la colonne vertébrale de l’enseignement de Matthew.
Ses cours de philosophie se voulaient accessibles et ne s’encombraient pas de concepts abscons. Tous ses raisonnements étaient en prise avec la réalité. Shapiro débutait chacune de ses interventions en partant du quotidien des élèves, des problèmes concrets auxquels ils étaient confrontés : la peur d’échouer à un examen, la rupture d’une liaison amoureuse, la tyrannie du regard des autres, le sens à donner à ses études… Une fois cette problématique posée, le professeur convoquait Platon, Sénèque, Nietzsche ou Schopenhauer. Et grâce à la vivacité de sa présentation, ces grandes figures donnaient l’impression de quitter pour un temps les manuels universitaires pour devenir des amis familiers et accessibles, capables de vous prodiguer des conseils utiles et réconfortants.
Avec intelligence et humour, Matthew intégrait aussi à son cours un large pan de la culture populaire. Films, chansons, bandes dessinées : tout était prétexte à philosopher. Même les séries télé trouvaient leur place dans cet enseignement. Le Dr House venait illustrer le raisonnement expérimental, les naufragés de Lostoffraient une réflexion sur le contrat social, tandis que les publicitaires machistes de Mad Menouvraient une porte pour étudier l’évolution des rapports entre les hommes et les femmes.
Si cette philosophie pragmatique avait contribué à faire de lui une « star » du campus, elle avait aussi suscité beaucoup de jalousie et d’agacement de la part de collègues qui trouvaient le contenu de son enseignement superficiel. Heureusement, la réussite aux examens et aux concours des élèves de Matthew avait jusqu’à présent joué en sa faveur.
Un groupe d’étudiants avait même filmé ses cours et les avait mis en ligne sur YouTube. L’initiative avait attiré la curiosité d’un journaliste du Boston Globequi en avait fait un papier. Après la reprise de l’article dans le New York Times, Shapiro avait été sollicité pour écrire une sorte d’« antimanuel » de philosophie. Même si le livre s’était bien vendu, le jeune prof ne s’était pas laissé griser par cette notoriété naissante et était toujours resté disponible pour ses élèves et attentif à leur réussite. Mais la belle histoire avait connu un rebondissement tragique. L’hiver précédent, Matthew Shapiro avait perdu son épouse dans un accident de voiture. Une disparition soudaine et brutale qui l’avait laissé désemparé. S’il continuait à assurer ses cours, l’enseignant passionnant et passionné avait perdu l’enthousiasme qui faisait sa singularité.
Erika plissa les yeux pour mieux détailler son professeur. Depuis le drame, quelque chose s’était brisé en Matthew. Ses traits s’étaient durcis, son regard avait perdu sa flamme ; cependant, le deuil et le chagrin lui donnaient une aura ténébreuse et mélancolique qui le rendait encore plus irrésistible aux yeux de la jeune femme.
L’étudiante baissa les paupières et se laissa porter par la voix grave et posée qui s’élevait dans l’amphithéâtre. Une voix qui avait perdu un peu de son charisme, mais qui restait apaisante. Les rayons du soleil perçaient à travers les vitres, réchauffant la grande pièce et éblouissant la travée centrale. Erika se sentait bien, bercée par ce timbre sécurisant.
Mais cet instant de grâce ne dura pas. Elle sursauta en entendant la sonnerie de fin de cours. Elle rangea ses affaires sans se presser puis attendit que la salle se soit vidée pour s’approcher timidement de Shapiro.
– Que faites-vous ici, Erika ? s’étonna Matthew en l’apercevant. Vous avez déjà validé ce module l’année dernière. Vous ne devez plus assister à mon cours.
– Je suis venue à cause de la phrase d’Helen Rowland que vous citiez souvent.
Matthew fronça les sourcils en signe d’incompréhension.
– « Les folies que l’on regrette le plus sont celles que l’on n’a pas commises quand on en avait l’occasion. »
Puis elle prit son courage à deux mains pour s’expliquer.
– Pour ne pas avoir de regrets, je voudrais commettre une folie. Voilà, samedi prochain, c’est mon anniversaire et je voudrais… Je voudrais vous inviter à dîner.
Matthew ouvrit des yeux ronds et tenta immédiatement de raisonner son élève :
– Vous êtes une jeune femme intelligente, Erika, donc vous savez très bien qu’il y a au moins deux cent cinquante raisons pour lesquelles je vais refuser votre proposition.
– Mais vous en avez envie, n’est-ce pas ?
– N’insistez pas, s’il vous plaît, l’interrompit-il.
Erika sentit la honte lui monter au visage. Elle bredouilla encore quelques mots d’excuses avant de quitter la salle.
Matthew enfila son manteau en soupirant, noua son écharpe et sortit à son tour sur le campus.
*
Avec ses étendues de pelouses, ses imposants bâtiments de brique brune et ses devises latines accrochées aux frontons, Harvard avait le chic et l’intemporalité des collegesbritanniques.
Dès que Matthew fut dehors, il se roula une cigarette, l’alluma puis quitta rapidement Sever Hall. Son sac besace à l’épaule, il traversa le Yard, la grande cour gazonnée d’où partait un dédale de sentiers qui serpentaient sur plusieurs kilomètres desservant salles de cours, bibliothèques, musées et dortoirs.
Le parc baignait dans une belle lumière automnale. Depuis dix jours, la température particulièrement douce pour la saison et le soleil abondant offraient aux habitants de Nouvelle-Angleterre un été indien aussi agréable que tardif.
– M’sieur Shapiro ! Réflexe !
Matthew tourna la tête vers la voix qui l’interpellait. Un ballon de football américain arrivait dans sa direction. Il le réceptionna de justesse et le renvoya dans la foulée au quarterbackqui l’avait sollicité.