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            – D’accord, c’est sympa. Ça ne te fera pas un gros détour. J’habite juste à côté, sur Pembroke Street.

            Les deux femmes montèrent à l’arrière du véhicule. Tandis que le taxi quittait les quais de la Charles River, Julia posa délicatement la tête sur l’épaule d’April, qui eut terriblement envie de l’embrasser. Elle n’en fit rien, gênée par le regard insistant de leur chauffeur.

            Si tu crois que tu vas pouvoir te rincer l’œil comme ça…le défia-t-elle en fixant le rétroviseur.

            Le trajet fut rapide et, moins de cinq minutes plus tard, la voiture s’immobilisa au milieu d’une ruelle bordée d’arbres.

            – Si tu veux monter prendre un verre… proposa négligemment Julia. Une de mes anciennes copines de fac m’a envoyé une boisson à la pulpe d’aloès. Un truc étonnant qu’elle fabrique elle-même ! Tu vas adorer.

            April esquissa un sourire, ravie de l’invitation ; pourtant, au moment décisif, quelque chose la retint. Une inquiétude sourde qui la taraudait et contrebalançait son désir. Cette Julia lui avait vraiment tapé dans l’œil, mais elle se faisait du souci pour Matthew. En début de soirée, lorsqu’elle l’avait quitté, il lui avait paru particulièrement déprimé, peut-être même sur le point de commettre une bêtise… C’était sans doute absurde, mais elle ne pouvait s’enlever cette idée de la tête. Elle se voyait rentrer à la maison pour le trouver pendu à une poutre ou dans un coma médicamenteux.

            – Écoute, ça aurait été avec plaisir, mais là, je ne peux pas, bredouilla-t-elle.

            – D’accord, j’ai compris… se vexa Julia.

            – Non, attends ! Donne-moi ton numéro. On pourrait…

            Trop tard. La jolie blonde avait déjà refermé la portière.

            Et merde…

            April soupira puis demanda au chauffeur de la conduire à l’angle de Mount Vernon et de Willow Street. Pendant tout le trajet, elle se rongea les sangs. Elle ne connaissait Matthew que depuis un an, mais elle s’était vraiment attachée à lui et à la petite Emily. Si elle était touchée par sa détresse, elle ne savait malheureusement pas comment l’aider : Matthew portait à sa femme une telle dévotion qu’April ne voyait pas comment une autre prétendante pourrait, à court terme, trouver une place dans sa vie. Kate était brillante, belle, jeune, altruiste. Quelle femme est capable de rivaliser avec une chirurgienne cardiaque au physique de mannequin ?

            La voiture arriva au pied de la townhouse. April régla sa course et ouvrit la porte de la maison en essayant de ne pas faire trop de bruit. Elle pensait trouver Matthew en train de ronfler, affalé sur le canapé, assommé par son cocktail de bière et d’anxiolytiques. Au lieu de ça, elle le découvrit tranquillement installé derrière l’écran de son nouvel ordinateur. Sa tête dodelinait au rythme d’un air de jazz et un sourire guilleret éclairait son visage.

            – Déjà rentrée ? s’étonna-t-il.

            – Ben ça va, cache ta joie de me revoir ! lui répondit-elle, soulagée.

            Sur l’îlot de la cuisine, elle repéra les bouteilles de vin entamées ainsi que les restes de fromages fins et de pâté en croûte.

            – On ne se refuse rien, à ce que je vois ! Tu es sorti faire des courses ? Je croyais pourtant que tu ne voulais pas quitter ta tanière.

            – J’en avais assez de manger des surgelés, se justifia-t-il maladroitement.

            Elle le regarda d’un air dubitatif et s’avança vers lui.

            – Tu t’amuses bien avec ton nouveau jouet, le taquina-t-elle en se penchant sur son épaule.

            Matthew referma son écran d’un coup sec. Mal à l’aise, il chercha à cacher les photos qu’il avait récupérées dans la corbeille de l’ordinateur et qu’il venait d’imprimer. Mais April fut plus rapide que lui et s’en empara.

            – Elle est mignonne, jugea-t-elle en examinant les clichés d’Emma. C’est qui ?

            – La sommelière d’un grand restaurant new-yorkais.

            – Et cette musique, c’est quoi ? Je croyais que tu n’aimais pas le jazz.

            – C’est Keith Jarrett, le Köln Concert. Tu savais que la musique pouvait avoir une influence sur la dégustation du vin ? Des chercheurs ont montré que certains morceaux de jazz stimulaient des parties du cerveau qui permettaient de mieux appréhender les qualités des grands crus. C’est dingue, non ?

            – Passionnant. C’est ta nouvelle copine qui te l’a dit ?

            – Ce n’est pas ma « copine ». Ne sois pas ridicule, April.

            La jeune femme pointa vers Matthew un doigt accusateur.

            – Dire que tu m’as fait louper le coup du siècle parce que je me faisais du souci pour toi !

            – Je te remercie de ta sollicitude, mais je ne t’ai rien demandé.

            Elle continua en élevant la voix :

            – Je t’imaginais dépressif et suicidaire alors que tu faisais la nouba en dégustant des grands crus avec une fille rencontrée sur Internet !

            – Attends, tu me fais quoi, là ? Une crise de jalousie ?

            La belle galeriste se servit un verre de vin et mit plusieurs minutes avant de retrouver son calme.

            – Bon, c’est qui, cette femme ?

            Après s’être un peu fait prier, Matthew accepta de lui raconter sa soirée, depuis la découverte des photos sur le disque dur de l’ordinateur jusqu’à cet étrange fil de conversation qui s’était instauré entre Emma et lui. Par touches, pendant presque trois heures, ils avaient balayé un large spectre de sujets à travers des dizaines d’e-mails. Ils avaient partagé leur passion pour Cary Grant, Marilyn Monroe, Billy Wilder, Gustav Klimt, la Vénus de Milo, Breakfast at Tiffany’set The Shop Around the Corner. Ils avaient refait les débats séculaires : Beatles contre Rolling Stones, Audrey contre Katharine Hepburn, Red Sox contre Yankees, Frank Sinatra contre Dean Martin. Ils s’étaient affrontés autour de Lost in Translation, film « infiniment surestimé » pour Matthew, « chef-d’œuvre indépassable » pour Emma. Ils s’étaient demandé quelle nouvelle de Stefan Zweig était la plus réussie, lequel des tableaux d’Edward Hopper les touchait le plus, quelle était la meilleure chanson de l’album Unpluggedde Nirvana. Chacun avait avancé ses arguments pour savoir si Jane Eyreétait un meilleur livre qu’ Orgueil et Préjugés,si lire un roman sur un iPad était aussi agréable que de tourner les pages d’un ouvrage imprimé, si Off the Wallétait supérieur à Thriller, si Mad Menétait la meilleure série du moment, si la version acoustique de Laylavalait la version originale, si Get Yer Ya-Ya’s Out !était le meilleur album live de tous les temps, si…

            – Bon, ça va, j’ai compris, le coupa April. Et à part ça, tous les deux, vous vous êtes accordé une petite séance de cybersexe ?

            – Non, ça va pas ! s’écria-t-il, outré. On discute, c’est tout.

            – Bien sûr…

            Matthew secoua la tête. Il n’aimait pas la tournure que prenait cette conversation.

            – Et qui te dit que c’est vraiment cette jolie brunette qui se trouve derrière son écran ? demanda April. L’usurpation d’identité, c’est commun sur Internet. Sans le savoir, tu discutes peut-être depuis trois heures avec un papy bedonnant de quatre-vingts ans…

            – Tu as vraiment décidé de gâcher ma soirée…

            – Au contraire, je suis heureuse de te voir reprendre du poil de la bête, mais je ne voudrais pas que tu sois déçu et que tu t’investisses trop si cette personne n’est pas réellement celle que tu crois.

            – Qu’est-ce que tu suggères ?

            – De ne pas trop attendre pour la rencontrer. Pourquoi ne l’invites-tu pas au restaurant ?

            Il secoua la tête.

            – Tu es folle, c’est beaucoup trop tôt ! Elle va croire que…