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            – Elle ne va rien croire du tout ! Il faut battre le fer tant qu’il est chaud. C’est comme ça que ça marche, aujourd’hui. On voit bien que ça fait très longtemps que tu n’as plus participé au jeu de la séduction.

            Perplexe, Matthew marqua un temps de réflexion. Il sentait que la maîtrise de la situation lui échappait. Il ne voulait pas brusquer les choses, ni céder à un emballement. Après tout, il ne connaissait pas vraimentcette Emma Lovenstein. Mais il était forcé de reconnaître qu’il y avait eu entre eux une connexion, un plaisir mutuel à échanger, quelques heures de répit au milieu de la tristesse du quotidien. Il aimait aussi le côté romanesque de leur rencontre, le rôle qu’y avait joué le hasard ou peut-être même… le destin.

            – Invite-la le plus tôt possible, conseilla de nouveau April. Si tu as besoin de moi, je garderai Emily.

            Elle écrasa un bâillement et regarda sa montre.

            – J’ai trop bu, je vais me coucher, prévint-elle en lui faisant un signe de main.

            Matthew lui rendit son salut en la regardant monter l’escalier. Dès qu’il se retrouva seul, il ouvrit l’ordinateur et s’empressa de cliquer sur le bouton pour rafraîchir sa messagerie. Il n’avait pas de nouveau courrier d’Emma. Peut-être s’était-elle lassée. Peut-être qu’April avait raison. Peut-être ne fallait-il pas trop attendre.

            Il décida d’en avoir le cœur net.

            De :Matthew Shapiro

            À :Emma Lovenstein

            Objet :Invitation

            Êtes-vous toujours devant votre ordinateur, Emma ?

            1 minute plus tard.

            Je suis dans mon lit, Matthew, mais mon ordinateur portable est posé à côté de moi.

            J’ai téléchargé votre Antimanuel de philosophiesur ma liseuse et je le dévore. Je ne savais pas que Cicéron signifiait « pois chiche » en latin ; -)

            Comme sous l’emprise d’une force invisible, Matthew osa l’impensable.

            45 secondes plus tard.

            J’ai une proposition à vous faire, Emma.

            Je connais un petit restaurant italien dans l’East Village – Le Numéro 5 – au sud de Tompkins Square Park. Il est tenu par Vittorio Bartoletti et sa femme qui sont tous les deux des amis d’enfance. Je vais dîner chez eux chaque fois que je me rends à New York, principalement pour participer au cycle de conférences de la Morgan Library.

            Je ne sais pas ce que vaut leur carte des vins, mais si vous aimez les arancini à la bolognaise, les lasagnes au four, les tagliatelles au ragoût et les cannoli siciliens, alors cette adresse devrait vous plaire.

            Accepteriez-vous d’aller y dîner avec moi ?

            30 secondes plus tard.

            J’en serais ravie, Matthew. Quand venez-vous à New York la prochaine fois ?

            30 secondes plus tard.

            La prochaine conférence est programmée au 15 janvier, mais peut-être pourrions-nous nous voir avant.

            Pourquoi pas demain soir ? 20 heures ?

            *

            Demain…

            Demain !

            DEMAIN !

            Emma avait envie de faire des bonds dans son lit. C’était trop beau pour être vrai !

            – Tu entends ça, Clovis ? Un type canon et intelligent veut m’inviter à dîner ! Un prof de philo sexy a craqué sur moi ! annonça-t-elle avec emphase au chien qui sommeillait au pied de son lit.

            S’il en fallait plus pour émouvoir le shar-pei, celui-ci émit néanmoins un grognement de courtoisie.

            Emma exultait. Elle avait passé une soirée aussi parfaite qu’inattendue. En quelques courriels, Matthew Shapiro avait remis du soleil et de la confiance dans sa vie. Et demain soir, elle le rencontrerait en chair et en os. Sauf que demain soir… elle travaillait.

            Soudain inquiète, Emma se redressa sur son oreiller et manqua de renverser sa tasse de verveine. C’était la grande contrainte de son métier : elle ne disposait pas de ses soirées. Il lui restait encore des congés à prendre, mais elle ne pouvait pas les poser du jour au lendemain. La procédure était complexe et, dans la restauration, le mois de décembre était très chargé.

            Elle réfléchit un instant et décida de ne pas s’en faire. Elle demanderait à un de ses collègues de la remplacer pour le service du soir. C’était compliqué, mais jouable. Dans tous les cas, il était hors de question qu’elle rate son « rendez-vous galant », comme aurait dit sa grand-mère.

            C’est donc avec un grand sourire qu’elle rédigea le dernier mail de la soirée :

            De :Emma Lovenstein

            À :Matthew Shapiro

            Objet :Re : Invitation

            C’est entendu, Matthew. Je ferai en sorte de me libérer.

            Merci pour cette agréable soirée.

            À demain soir donc !

            Dormez bien.

            P-S : J’adore les lasagnes et les arancini…

            Et le tiramisu aussi !

            1- Gravure japonaise érotique.

            2- Un abri de la tempête.

            3- Massachusetts General Hospital : grand hôpital public universitaire de Boston.

            Deuxième jour

5

            Entre eux deux

            Même pour jouer son propre rôle, il faut se maquiller.

            Stanislaw Jerzy LEC

            Le lendemain

            Boston

            12 h 15

            Matthew ferma la porte derrière lui et descendit la volée de marches qui séparait la maison de la rue.

            S’il avait plu la nuit précédente, le soleil inondait à présent les ruelles de Beacon Hill. Des odeurs de sous-bois flottaient sur Louisburg Square et des rayons orangés rehaussaient les couleurs automnales du parc. Son sac besace en bandoulière, il chaussa un casque aérodynamique, enfourcha son vélo et donna quelques coups de pédale en sifflotant pour rejoindre Pinckney Street. Depuis quand n’avait-il pas eu le cœur aussi léger ? Pendant un an, il avait vécu comme un spectre, mais ce matin, il s’était réveillé avec l’esprit clair. Il avait donné trois heures de cours de soutien à l’université et avait plaisanté avec ses élèves, retrouvant le plaisir d’enseigner dans la bonne humeur.

            La main de fer s’était desserrée dans son ventre. Il sentait la vie qui tourbillonnait autour de lui et, de nouveau, il avait l’impression de prendre part à ce mouvement. Grisé par cette sensation retrouvée, il prit de la vitesse et négocia harmonieusement le virage qui obliquait vers Brimmer Street. Le vent soufflait sur son visage. Il accéléra encore en apercevant le Public Garden, faisant corps avec son vélo, fendant l’air dans un sentiment enivrant de liberté. Il savoura cet instant, longea le parc en roue libre, jusqu’à ce qu’il tourne à droite pour rejoindre Newbury Street.

            Bordée de cafés chic, de galeries d’art et de boutiques de mode, l’artère était l’un des endroits les plus courus de Back Bay. Par beau temps, ses terrasses étaient prises d’assaut au moment du déjeuner. Matthew attacha son vélo devant une élégante brownstoneen grès sombre dont le rez-de-chaussée avait été aménagé en restaurant. Le Bistro 66 était sa cantine lorsqu’il déjeunait avec April. Il restait une place à l’extérieur qu’il s’empressa d’occuper après avoir fait un signe au serveur. Une fois assis, il tira son nouvel ordinateur portable de son sac et se connecta au réseau Wi-Fi de l’établissement. En quelques clics, il réserva un billet d’avion pour New York sur le site de Delta Airlines. Le vol de 17 h 15 lui permettait de se poser à JFK à 19 heures. Juste à temps pour être à l’heure à son dîner avec Emma. Dans la foulée, il appela Le Numéro 5 et tomba sur son amie Connie. Ils ne s’étaient plus vus depuis longtemps. Elle était ravie de l’avoir au bout du fil et avait mille choses à lui raconter, mais c’était le rush du déjeuner et l’un de ses serveurs était malade. Elle nota sa réservation et se réjouit de pouvoir lui parler plus tranquillement le soir même.