– Cette place est prise, jeune homme ?
Matthew raccrocha et adressa un clin d’œil à April.
– Elle est libre et n’attend que vous.
Elle s’installa sous le panneau radiant qui chauffait la terrasse et leva la main pour commander un verre de pinot gris et une assiette de crab cakes.
– Qu’est-ce que tu prends ?
– Une petite salade Caesar et une eau plate.
– Tu t’es mis au régime ?
– Je me réserve pour ce soir. Je dîne au restaurant.
– Sérieusement ? Tu as invité ta belle sommelière ? Félicitations, Matt, je suis fière de toi !
On leur apporta leurs boissons. April leva son verre et ils trinquèrent de bon cœur.
– Au fait, tu as prévu de porter quelle tenue ? demanda-t-elle d’un ton inquiet.
Matthew haussa les épaules.
– Eh bien, rien de spécial. Je pensais y aller comme ça.
Elle fronça les sourcils et le détailla des pieds à la tête.
– Avec un pantalon baggy trop large, un vieux sweat à capuche, des Converse d’ado et une parka militaire ? Tu plaisantes, j’espère ! Sans parler de ta tignasse touffue et de ta barbe d’homme de Neandertal.
– N’exagère pas, s’il te plaît.
– Mais je n’exagère pas, Matt ! Réfléchis cinq minutes : cette jeune femme travaille dans l’un des restaurants les plus réputés de Manhattan. Ses clients sont des hommes d’affaires, des personnalités de l’art et de la mode, des gens élégants et raffinés, tirés à quatre épingles. Elle va te prendre pour un cul-terreux ou un étudiant attardé.
– Mais je ne vais pas jouer à être quelqu’un d’autre !
Elle refusa ce raisonnement.
– Un premier rendez-vous, ça se prépare, c’est tout. Ça compte, les apparences : l’impression initiale est toujours celle qui restera gravée dans l’esprit des gens.
Matthew s’exaspéra.
– Aimer quelqu’un pour son apparence, c’est comme aimer un livre pour sa reliure1 !
– C’est ça : gargarise-toi avec tes citations. N’empêche que tu feras moins le fier, ce soir…
Il poussa un soupir et son visage se rembrunit. Il se roula une cigarette, résista à l’envie de l’allumer et, après quelques secondes de réflexion, finit par capituler :
– Bon, peut-être que tu pourrais me donner deux, trois conseils…
*
New York
13 heures
– Lovenstein, vous avez perdu les pédales ! hurla Peter Benedict en poussant la porte translucide de la cave de l’Imperator.
Le chef sommelier avança d’un pas rapide vers sa subordonnée qui rangeait des bouteilles dans un casier métallique.
– En quel honneur avez-vous pris l’initiative d’acheter ces vins ? cria-t-il en brandissant une feuille imprimée sur du papier crème.
Emma jeta un coup d’œil au document. C’était une facture à l’en-tête d’un site de vente en ligne spécialisé dans des crus d’exception. Elle mentionnait la commande de trois bouteilles :
1. Domaine de la Romanée Conti, 1991
1. Ermitage Cuvée Cathelin, J.L. Chave, 1991
1. Graacher Himmelreich, Auslese, Domaine J.J. Prüm, 1982
Un bourgogne mythique et somptueux, une syrah racée et généreuse, un riesling complexe à la bouche suave. Trois grands crus dans des millésimes parfaits. Les trois meilleurs vins qu’elle ait goûtés de sa vie. Pourtant, ce n’était pas elle qui avait commandé ces bouteilles.
– Je vous assure que je ne suis pour rien dans cette histoire, Peter.
– Ne vous foutez pas de moi, Lovenstein : le bon de commande porte votre signature et la facture a été réglée avec les références bancaires de l’Imperator.
– C’est impossible !
Blanc de colère, Benedict poursuivit sa litanie de reproches.
– Je viens d’appeler l’expéditeur qui m’a bien confirmé la livraison des bouteilles au restaurant. Alors je voudrais savoir où elles sont et vite !
– Écoutez, il s’agit manifestement d’une erreur. Ce n’est pas grave. Il faut juste…
– Pas grave ? Il y en a pour plus de 10 000 dollars !
– C’est une grosse somme en effet, mais…
– Débrouillez-vous comme il vous plaira, Lovenstein, mais je veux que cette ardoise soit effacée avant la fin de la journée ! aboya-t-il avant de pointer son doigt vers elle et de menacer : Sinon, c’est la porte !
Sans attendre de réponse, il fit volte-face et quitta la cave.
Emma resta quelques secondes immobile, abasourdie par la violence de l’altercation. Benedict était un sommelier de la vieille école qui trouvait que les femmes n’avaient rien à faire dans une cave. Il avait raison de se sentir menacé par son adjointe : avant son départ précipité, Jonathan Lempereur avait attribué la place de chef sommelier à Emma. La jeune femme aurait dû remplacer Benedict au début de cette année, mais il avait réussi à faire annuler cette promotion auprès de la nouvelle direction. Depuis, Benedict n’avait qu’une idée en tête : pousser sa jeune collègue à la faute pour pouvoir s’en débarrasser définitivement.
Emma regardait la facture en se grattant la tête. Peter Benedict était aigri et vindicatif, mais il n’était pas assez fou pour monter une telle combine.
Qui alors ?
Les trois vins commandés ne l’avaient pas été par hasard. C’étaient les trois références qu’elle avait mentionnées la semaine précédente lors d’une rencontre avec un journaliste de la revue Wine Spectatorqui dressait des portraits de la nouvelle génération des sommeliers. Elle essaya de se souvenir : l’entretien s’était déroulé dans les bureaux du service Presse et Communication du restaurant sous l’œil de…
Romuald Leblanc !
Très remontée, Emma sortit de la cave en pressant le pas et prit l’ascenseur jusqu’à l’accueil. Sans se faire annoncer, elle débarqua dans le local du service de presse et demanda à parler au jeune stagiaire que l’Imperator avait embauché pour s’occuper de la maintenance informatique. Elle se rua dans le bureau qu’on venait de lui indiquer et referma la porte derrière elle.
– À nous deux, binoclard !
Surpris par cette intrusion, Romuald Leblanc sursauta derrière l’écran de son ordinateur. C’était un adolescent un peu enrobé, aux cheveux gras coupés au bol et au visage pâlot encadré par de grosses lunettes carrées à montures épaisses. Pieds nus dans ses tongs, il était vêtu de jeans troués et d’un hoodie à la propreté douteuse ouvert sur un tee-shirt Marvel.