– Non, justement, je suis affreuse, mais tu vas m’aider à arranger ça, dit-elle en pointant le moniteur.
Elle tapa l’adresse Web du site d’un salon de coiffure. À l’écran, des lettres scintillantes dansaient sur un fond clair et dépouillé.
Akahiko Imamura
Airstyle
– Akahiko Imamura est un Japonais qui a révolutionné l’univers de la coiffure, expliqua-t-elle. À Manhattan, c’est LE coiffeur qui compte, le maître du ciseau et de la couleur. Angelina Jolie, Anne Hathaway, Cate Blanchett… les plus grandes stars se font coiffer chez lui. Et pendant la fashion week, tous les créateurs essaient de l’embaucher pour leur défilé. On dit que c’est un véritable magicien et j’ai au moins besoin de ça pour être présentable ce soir. Le problème, c’est qu’il y a une liste d’attente de deux mois pour prendre rendez-vous.
Romuald avait compris ce qu’Emma attendait de lui. Déjà, il s’activait pour essayer de pénétrer dans le système de réservation.
– Imamura a trois salons à New York, continua-t-elle pendant que le geek tapait sur son clavier avec une vitesse hallucinante. Un à Soho, le deuxième à Midtown et le dernier dans l’Upper East Side.
– C’est là qu’il officie cet après-midi, annonça Romuald en affichant la liste des rendez-vous du coiffeur.
Impressionnée, elle se pencha sur l’écran.
– C’est le même principe que lorsque vous réservez en ligne une table pour un restaurant, expliqua le jeune Français.
– Tu peux modifier les noms ?
– Bien entendu, quel intérêt sinon ? À quelle heure voulez-vous y aller ?
– Dix-sept heures, c’est possible ?
– Un jeu d’enfant…
Il inscrivit le nom d’Emma à la place de la cliente initialement prévue, sans oublier d’envoyer un message à cette dernière pour reporter son rendez-vous.
La jeune sommelière n’en croyait pas ses yeux.
– Bien joué, Callaghan ! s’enthousiasma-t-elle en l’embrassant sur la joue. Toi aussi, tu es un magicien !
La bouille ronde de Romuald s’empourpra.
– C’était facile, dit-il, modeste.
– Tu n’as pas l’air, comme ça, mais tu es drôlement futé, dit-elle en ouvrant la porte pour rejoindre son poste. Bien entendu, tu gardes tout ça pour toi, capito ?
*
Boston
Boutique Brooks Brothers
15 h 30
– Tu es vraiment très élégant, jura April. La coupe classique, c’est ce qui te va le mieux : des épaules bien dessinées, une taille étroite, mais le torse libéré. C’est chic et intemporel.
Matthew regarda son reflet dans le miroir en pied de la boutique de luxe. Rasé de près, les cheveux courts, sanglé dans une veste ajustée au millimètre, il était méconnaissable.
Depuis quand n’ai-je plus porté de costume ?
La réponse claqua dans sa tête. Désagréable et perturbante.
Depuis mon mariage.
– Pour un peu, j’en virerais ma cuti ! insista April en lui fermant un bouton.
Il se força à sourire pour la remercier des efforts qu’elle faisait pour lui.
– On va compléter ta tenue avec un manteau droit en laine et on file à l’aéroport, affirma-t-elle en regardant sa montre. Il y a toujours des embouteillages à cette heure-ci et il est hors de question que tu rates ton avion !
Après avoir payé leurs achats, ils rejoignirent la Camaro et April mit le cap sur Logan Airport. Matthew fut silencieux pendant tout le trajet. Au fur et à mesure que la journée avançait, il avait perdu son entrain et sentait son enthousiasme s’étioler. À présent, cette rencontre avec Emma Lovenstein ne lui semblait plus une aussi bonne idée que la veille au soir. À bien y réfléchir, ce rendez-vous n’avait même aucun sens : il résultait d’une décision prise sur un coup de tête alors qu’il avait bu de l’alcool et pris des médicaments. Il ne connaissait pas cette femme, tous les deux s’étaient laissé griser par un bref échange épistolaire et une rencontre physique ne pourrait qu’entraîner une déception mutuelle.
La Chevrolet s’engagea dans la bretelle menant au parking dépose-minute. April fit une courte halte devant le terminal pour laisser à son ami le temps de sortir de la voiture. Alors qu’ils se donnaient une accolade, la galeriste essaya de trouver des mots encourageants.
– Je sais très bien à quoi tu penses, Matt. Je sais très bien que tu as peur et qu’à présent tu regrettes de t’être engagé, mais je t’en supplie, va à ce rendez-vous.
Il acquiesça de la tête, claqua la portière derrière lui et récupéra son sac dans le coffre. Il adressa à son amie un dernier salut avant de pénétrer dans le bâtiment.
Il traversa rapidement le hall. Comme il s’était enregistré en ligne, il passa les contrôles de sécurité et patienta dans la salle d’embarquement. Au moment de se lever pour monter dans l’avion, il fut saisi par le doute, puis par la peur. Il transpirait, d’innombrables pensées contradictoires s’entrechoquaient dans sa tête. Un bref instant, le visage de Kate lui apparut avec une netteté stupéfiante, mais il refusa de culpabiliser, cligna des yeux plusieurs fois pour chasser cette image et présenta son billet à l’hôtesse.
*
Magasin Bergdorf Goodman
5 eAvenue
16 h 15
Un peu perdue, Emma déambulait parmi les stands du grand magasin new-yorkais. Ici, tout était intimidant, depuis le grand bâtiment en marbre blanc jusqu’à l’apparence sophistiquée des vendeuses – belles comme des mannequins – qui vous donnait l’air minable. Au fond d’elle, Emma pensait qu’un magasin « comme ça » – dans lequel on ne demandait pas les prix, dans lequel il fallait être beau, riche et sûr de soi ne serait-ce que pour essayerun vêtement – n’était pas fait pour elle, mais aujourd’hui, elle se sentait capable de surmonter son inhibition. C’était irrationnel, mais elle croyait beaucoup en ce rendez-vous. Cette nuit, elle n’avait presque pas dormi ; ce matin, impatiente, elle s’était levée tôt et était restée plus d’une heure à passer en revue sa garde-robe pour trouver une tenue qui la mette en valeur. Après de multiples essayages et doutes, elle avait fini par se décider pour un ensemble qui lui allait plutôt bien : un corsage chocolat brodé de fils cuivrés et une jupe crayon, taille haute, en soie noire qui faisait son effet. Pour compléter sa tenue, elle avait besoin d’un manteau digne de ce nom. Et le sien n’était qu’une vieille et horrible moquette informe. Depuis qu’elle était dans le magasin, ses pas la ramenaient toujours vers ce magnifique trois-quarts en brocart. Elle palpa l’étoffe de soie rehaussée de dessins brochés d’or et d’argent. C’était tellement beau qu’elle n’osait même pas l’enfiler.
– Je peux vous aider, madame ? demanda une vendeuse qui avait repéré son manège.
Emma demanda à essayer le manteau. Il lui allait à ravir, mais il coûtait 2 700 dollars. C’était une folie qu’elle n’avait absolument pas les moyens de s’offrir. À première vue, son salaire était correct, sauf qu’on était à Manhattan et que tout était hors de prix. Surtout, une bonne partie de ses économies passait dans les séances hebdomadaires de psychanalyse. Une dépense vitale. Margaret Wood, sa psychothérapeute, l’avait sauvée lorsqu’elle était au plus mal. Elle lui avait appris à se protéger, à ériger des barrages pour ne pas se laisser engloutir par la peur ou la folie.
Et là, elle se mettait en danger.
Emma se raisonna et ressortit de la cabine d’essayage.
– Je ne vais pas le prendre, dit-elle.