Emma referma la porte du restaurant et monta dans le taxi que lui avait appelé Connie. Le vent s’était calmé, mais la neige qui tombait à un rythme régulier commençait à tenir au sol. Dans la voiture, elle essaya de repousser les pensées négatives qui l’assaillaient, mais la colère était plus forte. Elle se sentait humiliée et trahie. Elle s’en voulait de s’être fait piéger une nouvelle fois par un homme ; d’avoir cru à de belles paroles ; d’avoir été si naïve. En arrivant dans le hall du 50 North Plaza, elle prit les escaliers pour descendre au sous-sol de la résidence. La buanderie collective était déserte, triste et glauque. Elle parcourut les couloirs grisâtres aux murs défraîchis pour rejoindre le local à poubelles dans la partie la plus sombre et la plus sordide de l’édifice. De rage, elle brisa les deux talons de ses escarpins et les projeta dans l’un des containers métalliques. Après avoir été déchiré à mains nues, le manteau hors de prix connut le même sort.
En pleurs, elle prit l’ascenseur jusqu’à son appartement. Elle ouvrit la porte, ignora les jappements de son chien et se déshabilla avant de se précipiter sous une douche glacée. De nouveau, elle sentait monter en elle cette envie irrépressible de se faire du mal, de retourner contre elle cette violence qui l’envahissait tout entière. Elle souffrait tant de ne pas être maître de ses émotions. C’était épuisant et terrifiant. Comment pouvait-elle en quelques minutes passer de l’exaltation à un état dépressif ? Alterner en si peu de temps la joie la plus intense et les idées les plus noires ?
Claquant des dents, elle sortit de la cabine de verre, s’emmitoufla dans son peignoir, prit un somnifère dans l’armoire à pharmacie et se réfugia dans son lit. Malgré le comprimé, Emma ne parvint pas à trouver le sommeil. Elle gigota dans tous les sens, cherchant une position satisfaisante pour s’endormir, puis, résignée, se mit à fixer désespérément le plafond. Il était clair qu’elle était trop énervée pour s’endormir. N’en pouvant plus, vers 1 heure du matin, elle alluma son ordinateur portable pour envoyer un dernier courrier à l’homme qui avait gâché sa soirée. Furieuse, elle souleva la coque ornée d’un autocollant représentant une jolie Ève stylisée.
*
Atterré, Matthew prit connaissance du mail envoyé par Emma.
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Objet :Sale mec
Contrairement à ce que vous m’avez fait croire, vous n’avez aucune courtoisie, aucune éducation. Ne m’écrivez plus, ne m’envoyez plus de message.
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet :Re : Sale mec
Mais de quoi parlez-vous, Emma ? Je vous ai attendue toute la soirée au restaurant ! Et je vous ai envoyé deux courriers auxquels vous n’avez pas répondu !
C’est ça, foutez-vous de moi ! À quoi vous jouez, là ? Prenez au moins la peine d’inventer une excuse bidon : le froid, la neige. Vous avez le choix…
La neige ? Je ne comprends pas ce que vous me reprochez, Emma. C’est quand même vous qui m’avez posé un lapin !
J’étais au rendez-vous, Matthew. Je vous ai attendu toute la soirée. Et je n’ai eu aucun mail de vous !
Alors vous avez dû vous tromper de restaurant.
Non. Il n’y a qu’un seul restaurant Le Numéro 5 dans l’East Village. J’ai même parlé à votre amie Connie, la femme de Vittorio.
Vous mentez : Connie n’était pas au restaurant ce soir !
Bien sûr qu’elle y était ! Elle est jolie, brune, les cheveux courts et elle est enceinte d’au moins huit mois !
Vous racontez n’importe quoi. Ça fait presque un an que Connie a accouché !
Avant de cliquer sur le pavé tactile pour envoyer le message, Matthew leva la tête de son écran. Cette discussion virait au dialogue de sourds. Emma paraissait être de bonne foi, mais ses arguments n’avaient aucun sens. Rien n’était rationnel dans sa démonstration.
Il prit une gorgée d’eau et se frotta les paupières.
Cette référence à la neige, à la grossesse de Connie…
Il fronça les sourcils et examina avec attention tous les courriers qu’Emma lui avait envoyés depuis la veille. Soudain, quelque chose le stupéfia – un détail qui n’en était pas un – et une idée folle lui traversa l’esprit. Il demanda :
Quelle date sommes-nous aujourd’hui, Emma ?
Vous le savez très bien : le 20 décembre.
De quelle année ?
Continuez de vous foutre de ma g…
Dites-moi de quelle année, s’il vous plaît !
Ce mec est fou, pensa-t-elle en crispant les doigts sur le clavier. Par acquit de conscience, elle vérifia néanmoins les mails de Matthew. Tous étaient datés de décembre… 2011. Un an plus tard, jour pour jour, par rapport à aujourd’hui…
*
Saisie d’effroi, elle éteignit son ordinateur.
Elle mit plusieurs minutes pour oser formuler mentalement la situation.
Elle vivait en 2010.
Matthew vivait en 2011.
Et pour une raison qui lui échappait, leur ordinateur portable semblait être leur seul moyen de communication.
1- Citation attribuée à Laure Conan, romancière canadienne-française.
2- La femme est changeante, telle une plume au vent…
Deuxième partie
Les parallèles
Troisième jour
7
Les parallèles
La peur ne peut se passer de l’espoir et l’espoir de la peur.
Baruch SPINOZA
Le lendemain
21 décembre
En se levant, le jour suivant, Emma et Matthew eurent le même réflexe : ils consultèrent fébrilement leur boîte mail et furent soulagés de n’y trouver aucun message.
– Papa, on va voir mes cadeaux de Noël, ce matin ? demanda Emily en déboulant dans la cuisine comme un boulet de canon pour se jeter dans ses bras.
Il la hissa sur le tabouret à côté de lui.
– D’abord, on dit bonjour, la reprit Matthew.
– B’jour papa, marmonna-t-elle en se frottant les yeux.
Il se pencha pour l’embrasser. Elle insista :
– Alors on ira, dis ? Tu m’avais promis !
– D’accord, chérie. On va repérer tes cadeaux dans les magasins pour que tu puisses écrire ta lettre au père Noël.
Le rite du père Noël…Fallait-il maintenir Emily dans l’illusion et la crédulité ? Il n’avait pas d’avis tranché sur la question. Généralement, il n’aimait pas mentir à sa fille et, de ce point de vue, ne plus croire au père Noël constituait un pas vers l’âge adulte et la formation d’une pensée rationnelle. Mais d’un autre côté, il était peut-être un peu tôt pour la priver de cette magie. Suite au traumatisme de la mort de Kate, Emily avait vécu une année très difficile. Faire perdurer la croyance au merveilleux pouvait avoir un effet bénéfique sur le moral de la petite fille. En cette période de fêtes, Matthew avait donc décidé de prolonger la parenthèse féerique et de remettre à l’année prochaine la révélation de ce « grand secret ».