Ordinateur portable ouvert sur les genoux, les étudiants avaient investi tous les bancs du Yard. Sur la pelouse, les rires fusaient et les conversations allaient bon train. Ici plus qu’ailleurs, les nationalités se mélangeaient avec harmonie, et le brassage culturel était perçu comme une richesse. Bordeaux et gris, les deux couleurs fétiches de la célèbre université, s’affichaient d’ailleurs fièrement sur les blousons, les sweat-shirts et les sacs de sport : à Harvard, l’esprit d’appartenance à une communauté transcendait toutes les différences.
Matthew tira sur sa cigarette en passant devant Massachusetts Hall, la monumentale bâtisse à l’architecture géorgienne qui abritait à la fois les bureaux de la direction et les dortoirs des étudiants de première année. Debout sur les marches, Mlle Moore, l’assistante du recteur, lui lança un regard furieux suivi d’un rappel à l’ordre (« Monsieur Shapiro, combien de fois devrai-je vous répéter qu’il est interdit de fumer sur le campus… ») et d’un laïus sur les méfaits du tabac.
Regard figé et traits impassibles, Matthew l’ignora. Un bref instant, il fut tenté de lui répondre que mourir était vraiment le cadet de ses soucis, mais il se ravisa et quitta l’enceinte de l’université par le portail gigantesque qui débouchait sur Harvard Square.
*
Bourdonnant comme une ruche, le Squareétait en réalité une grande place entourée de commerces, de librairies, de petits restaurants et de cafés aux terrasses desquelles élèves et professeurs refaisaient le monde ou poursuivaient leurs cours. Matthew fouilla dans sa poche pour en extraire sa carte de métro. Il venait de s’engager sur le passage piéton pour rejoindre la station du T – la red linequi desservait le centre de Boston en moins d’un quart d’heure – lorsqu’une vieille Chevrolet Camaro pétaradante déboucha à l’angle de Massachusetts Avenue et de Peabody Street. Le jeune prof sursauta et marqua un mouvement de recul pour ne pas être écrasé par le coupé rouge vif qui s’arrêta à son niveau dans un crissement de pneus.
La vitre avant descendit pour laisser apparaître la chevelure rousse d’April Ferguson, sa colocataire depuis la mort de sa femme.
– Hello, beau brun, je te ramène ?
Le vrombissement du V8 détonnait dans cette enclave écolo qui ne jurait que par les vertus de la bicyclette et du véhicule hybride.
– Je préfère rentrer en transport en commun, déclina-t-il. Tu conduis comme si tu étais dans un jeu vidéo !
– Allez, ne fais pas ton pétochard. Je conduis très bien et tu le sais !
– N’insiste pas. Ma fille a déjà perdu sa mère. Je voudrais lui éviter de se retrouver orpheline à quatre ans et demi.
– Oh, ça va ! N’exagère pas ! Allez, trouillard, dépêche-toi ! Je bloque la circulation, là !
Pressé par les coups de klaxon, Matthew soupira et se résigna à se glisser dans la Chevrolet.
À peine eut-il bouclé sa ceinture, qu’au mépris de toutes les règles de sécurité la Camaro effectua un périlleux demi-tour pour partir en trombe vers le nord.
– Boston, c’est de l’autre côté ! s’insurgea-t-il en s’agrippant à la portière.
– Je fais juste un petit détour par Belmont. C’est à dix minutes. Et ne t’inquiète pas pour Emily. J’ai demandé à sa baby-sitter de rester une heure de plus.
– Sans même m’en parler ? Je te préviens, je…
La jeune femme passa deux vitesses avec célérité puis plaça une brusque accélération qui coupa la parole à Matthew. Une fois en vitesse de croisière, elle se tourna vers lui et lui tendit un carton à dessins.
– Figure-toi que j’ai peut-être un client pour l’estampe d’Utamaro, dit-elle.
April tenait une galerie d’art dans le South End : un lieu d’exposition spécialisé dans l’art érotique. Elle avait un vrai talent pour dénicher des pièces méconnues et pour les revendre en dégageant de belles plus-values.
Matthew fit glisser les élastiques pour découvrir une chemise en pur chiffon qui protégeait l’estampe japonaise. Une shunga1 datant de la fin du XVIII esiècle représentant une courtisane et l’un de ses clients se livrant à un acte sexuel aussi sensuel qu’acrobatique. La crudité de la scène était atténuée par la grâce du trait et la richesse des motifs des étoffes. Le visage de la geisha était d’une finesse et d’une élégance fascinantes. Pas étonnant que ce genre de gravure ait par la suite influencé aussi bien Klimt que Picasso.
– Tu es certaine que tu veux t’en séparer ?
– J’ai reçu une offre qu’on ne peut pas refuser, lança-t-elle en imitant la voix de Marlon Brando dans Le Parrain.
– De la part de qui ?
– Un grand collectionneur asiatique de passage à Boston pour rendre visite à sa fille. Apparemment, il est prêt à faire affaire, mais ne reste en ville qu’une journée. Une telle occasion ne se représentera peut-être pas de sitôt…
La Chevrolet avait quitté le quartier universitaire. Elle emprunta la voie rapide qui longeait le Fresh Pond – le plus grand lac de Cambridge – sur plusieurs kilomètres avant d’arriver à Belmont, une petite ville résidentielle à l’ouest de Boston. April entra une adresse sur le GPS et se laissa guider jusqu’à un quartier chic et familial : une école entourée d’arbres voisinait avec une aire de jeux, un parc et des terrains de sport. On y trouvait même un marchand de glaces ambulant tout droit sorti des années 1950. Malgré l’interdiction formelle, la Camaro dépassa un bus scolaire et se gara dans une rue calme bordée de maisons.
– Tu viens avec moi ? demanda-t-elle en récupérant le carton à dessins.
Matthew secoua la tête.
– Je préfère t’attendre dans la voiture.
– Je fais aussi vite que possible, promit-elle en se recoiffant dans le rétroviseur, laissant une mèche ondulée lui couvrir l’œil droit à la manière de Veronica Lake.
Puis elle sortit de son sac un tube de rouge à lèvres, se remaquilla rapidement avant de terminer sa composition de femme fatale en réajustant le blouson en cuir rouge qui collait comme une peau à son tee-shirt échancré.
– Tu n’as pas peur d’en faire trop ? la provoqua-t-il.
– « J’suis pas mauvaise, j’suis juste dessinée comme ça », minauda-t-elle en reprenant la réplique et la voix de Jessica Rabbit.
Puis elle déplia ses jambes interminables moulées dans un legging et sortit de la voiture.
Matthew la regarda s’éloigner et sonner à la porte de la plus grande maison de la rue. Sur l’échelle de la sensualité, April n’était pas loin de la plus haute marche – mensurations parfaites, taille de guêpe, poitrine de rêve –, mais cette incarnation des fantasmes masculins aimait exclusivement les femmes et affichait haut et fort son homosexualité.
C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Matthew l’avait acceptée comme colocataire, sachant qu’entre eux il n’y aurait jamais la moindre ambiguïté. Et puis April était drôle, intelligente et espiègle. Certes, elle avait mauvais caractère, son langage était fleuri et elle était capable de colères homériques, mais elle savait comme personne rendre son sourire à sa fille et, pour Matthew, cela n’avait pas de prix.
Resté seul, il jeta un coup d’œil de l’autre côté de la rue. Une mère et ses deux jeunes enfants installaient dans leur jardin les décorations de fête. Il réalisa que Noël était dans moins d’une semaine et ce constat le plongea dans un mélange de chagrin et de panique. Il voyait avec terreur se profiler le premier anniversaire de la mort de Kate : ce funeste 24 décembre 2010 qui avait fait basculer son existence dans la souffrance et l’accablement.
Les trois premiers mois qui avaient suivi l’accident, la douleur ne lui avait laissé aucun répit, le dévastant chaque seconde : une plaie à vif, la morsure d’un vampire qui aurait sucé toute vie en lui. Pour mettre fin à ce calvaire, il avait plusieurs fois été tenté par une solution radicale : se jeter par la fenêtre, se balancer au bout d’une corde, ingurgiter un cocktail corsé de médicaments, se loger une balle dans la tête… Mais chaque fois, la perspective du mal qu’il ferait à Emily l’avait retenu de passer à l’acte. Il n’avait tout simplement pas le droit d’enlever son père à sa fille et de bousiller son existence.
La révolte des premières semaines avait ensuite laissé la place à un long tunnel de tristesse. La vie s’était arrêtée, figée dans la lassitude, congelée dans une détresse au long cours. Matthew n’était pas en guerre, il était simplement abattu, écrasé par le deuil, fermé à la vie. La perte restait inacceptable. L’avenir n’existait plus.