– Et tu as réussi à mettre la main sur les images de la soirée du 20 décembre ?
– Tout juste. Et j’ai même retrouvé la fille. C’est la seule à être arrivée non accompagnée ce soir-là.
– C’est inespéré, Vittorio ! Tu peux m’en envoyer une copie ?
– Le mail est déjà parti, mon pote.
Matthew raccrocha et sortit l’ordinateur portable de son sac besace pour le connecter au réseau Wi-Fi du Bistro 66. Toujours aucune nouvelle d’Emma Lovenstein, mais le mail de Vittorio lui était bien parvenu. La vidéo était volumineuse et mit un temps fou pour se charger.
– Je peux avoir un soufflé au chocolat, s’il te plaît, papa ?
– Non, chérie, on a dit : pas de dessert. Finis ton sandwich.
Matthew lança la vidéo en plein écran. Sans surprise, l’image avait le grain épais et terne d’une caméra de surveillance. La séquence qu’avait isolée Vittorio durait moins de deux minutes. La caméra était fixée en hauteur dans un coin de la salle principale. Une horloge digitale incrustée en bas de l’image montrait qu’à 20 h 01 une jeune femme élégamment vêtue avait poussé la porte du restaurant. On la voyait brièvement discuter avec Connie avant de sortir du cadre. Un écran de neige indiquait que l’on avait coupé la scène qui reprenait une heure et demie plus tard, à 21 h 29 exactement. On y voyait distinctement la même femme quitter le restaurant sans s’attarder. Puis l’image se brouilla et le film s’arrêta. Matthew relança la séquence et appuya sur PAUSE pour figer le moment précis où la jeune femme pénétrait dans le restaurant. Il n’y avait aucun doute. Si dingue que cela puisse paraître, il s’agissait bien d’Emma Lovenstein.
– Remets ton manteau, chérie, on s’en va.
Matthew sortit de sa poche trois billets de 20 dollars et quitta le restaurant sans attendre sa monnaie.
*
– J’ai une course urgente à faire, April. Il faudrait que tu me prêtes ta voiture et que tu me gardes Emily pendant une heure ou deux.
Avec sa fille dans les bras, Matthew venait de faire irruption dans la galerie tenue par sa colocataire. Les murs de la salle d’exposition étaient tapissés d’estampes japonaises érotiques et de photos libertines prises dans des lieux de plaisir au début du XX esiècle. L’espace était occupé par des statues africaines sans équivoque, par une exposition d’étuis péniens et par des sculptures modernes aux formes phalliques démesurées. Même si le lieu n’avait rien à voir avec un sex-shop, ce n’était un endroit ni pour les âmes prudes ni pour les enfants.
Matthew traversa donc la salle au pas de course pour mettre Emily « à l’abri » dans le bureau d’April.
– Tu vas être bien sage et tu vas m’attendre ici, d’accord, chérie ?
– Non ! Je veux rentrer à la maison !
Il sortit la tablette tactile de son sac à dos et proposa à sa fille :
– Tu veux voir un film ? Les Aristochats ? Rox et Rouky ?
– Non, c’est nul, ça ! Je veux voir Game of Thrones !
– Pas question, c’est trop violent. Ce n’est pas une série pour les petites filles.
Emily baissa la tête et partit dans une crise de larmes. Matthew se massa les tempes. Il avait la migraine et sa fille était fatiguée, excitée d’avoir couru dans tous les sens chez Toys Bazaar. Elle avait besoin de faire une sieste, tranquille dans son lit. Pas de regarder une série pour adultes dans l’antichambre d’un porno-land.
April arriva à la rescousse.
– Je pense qu’il est préférable que je rentre à la maison avec Emily.
– Je te remercie ! J’en ai pour une heure et demie tout au plus.
– C’est quoi, cette course ?
– Je te raconterai, promis.
– Tu fais gaffe à ma caisse, hein ? le prévint-elle en lui lançant les clés.
*
Matthew récupéra la Camaro garée sous les grands arbres de Commonwealth Avenue. Comme s’il se rendait à son travail, il quitta Back Bay par le pont de Massachusetts Avenue qui traversait la rivière et poursuivit sa course vers Cambridge. Il dépassa l’université et contourna le grand lac de Fresh Pond, puis continua sur plusieurs kilomètres pour rejoindre Belmont. Il fallait qu’il retrouve l’homme qui lui avait vendu l’ordinateur. L’adresse du client d’April était restée dans le GPS, ce qui lui permit de retrouver facilement la rue bordée de maisons du petit quartier résidentiel. Cette fois, il se gara directement devant le cottage en bardage de bois et au toit cathédrale. Devant le portail, il fut accueilli par les grognements du shar-pei au poil clair qu’il avait déjà remarqué le jour du vide-grenier. Engoncé dans les plis de sa peau comme dans un manteau trop grand, le chien montait une garde vigilante et agressive.
– Clovis ! Ici ! cria le propriétaire en sortant sur le seuil.
Alors que l’homme traversait la pelouse pour venir le rejoindre, Matthew repéra le nom sur la sonnette : Lovenstein.
– Vous désirez ?
C’était bien la personne qui lui avait cédé le Mac d’occasion. Même physique austère, mêmes lunettes carrées, même costume de croque-mort.
– Bonjour, monsieur Lovenstein, pourriez-vous m’accorder quelques instants ?
– C’est à quel sujet ?
– Vous m’avez vendu un ordinateur, il y a deux jours, lors du vide-grenier que…
– Oui, je vous ai reconnu, mais je vous préviens, je ne fais pas de service après-vente.
– Il ne s’agit pas de ça. Je souhaiterais juste vous poser quelques questions. Puis-je entrer ?
– Non. Quel genre de questions ?
– Vous m’avez dit que cet ordinateur appartenait à votre sœur, c’est exact ?
– Hum, fit-il laconique.
Sans se décourager, Matthew sortit de la poche de son manteau les photos qu’il avait imprimées.
– Votre sœur est bien la jeune femme qui se trouve sur ces clichés ?
– Oui, c’est Emma. Comment avez-vous eu ces photos…
– Elles étaient restées sur le disque dur de l’ordinateur. Je vous les ferai parvenir par e-mail si vous le désirez.
Il hocha la tête en silence.
– Pouvez-vous me dire où se trouve Emma, en ce moment ? reprit Matthew. J’aimerais beaucoup lui parler.
– Vous souhaitez lui parler !
– Oui, c’est personnel. Et important.
– Vous pouvez toujours essayer, mais je doute qu’Emma vous réponde.
– Pourquoi donc ?
– Parce qu’elle est morte.
8
Anastasis
La peur a détruit plus de choses en ce monde que la joie n’en a créé.
Paul MORAND
– Depuis son adolescence, ma sœur a… avait toujours manifesté un côté lunatique et mélancolique, un caractère que je qualifierais de « cyclothymique ».
Daniel Lovenstein parlait d’une voix empesée. Devant l’insistance de Matthew, il avait finalement accepté de le laisser entrer et de lui raconter l’histoire d’Emma.