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            – Son moral variait fortement, poursuivit Lovenstein. Un jour, c’était la jeune femme la plus heureuse du monde, débordant d’enthousiasme et de projets. Le lendemain, elle broyait du noir et ne trouvait de sens à rien. L’alternance entre des états euphoriques et des périodes dépressives s’est accélérée avec le temps. Ces dernières années, il m’est apparu évident qu’elle souffrait d’un trouble de la personnalité. Pendant de longs mois, vous pouviez avoir l’impression qu’elle allait bien, mais il y avait toujours une rechute plus grave que la précédente.

            Il s’arrêta quelques secondes pour prendre une gorgée de thé. Les deux hommes se faisaient face, enfoncés chacun dans un fauteuil capitonné. Triste et froide, la pièce était plongée dans la pénombre, comme hantée par le fantôme d’Emma.

            – C’étaient surtout ses relations amoureuses qui lui faisaient perdre pied, confia Daniel Lovenstein d’un ton amer. Emma s’enflammait trop facilement pour certains hommes et la déception qui s’ensuivait n’en était que plus douloureuse. Au fil des années, elle ne nous a rien épargné : crises d’hystérie, tentatives de suicide, scarifications, séjours en HP… Elle n’a jamais officiellement été diagnostiquée comme bipolaire, mais pour moi, il ne faisait aucun doute qu’elle l’était.

            Plus les confidences se précisaient, plus Matthew se sentait mal à l’aise, tant la rancœur du frère pour sa sœur était palpable. Mais quelle était la part de vérité dans ce récit ? Lovenstein n’hésitait pas à lancer des hypothèses qui, à ce que comprenait Matthew, n’avaient jamais été validées médicalement.

            Daniel se pencha pour saisir les photos sur la table basse.

            – Il y a trois mois, au cours de l’été, elle a renoué avec un de ses anciens amants. Ce type-là, précisa-t-il en désignant l’homme qui se trouvait avec Emma sur les clichés. C’est un Français, François Giraud, l’héritier d’un vignoble du Bordelais. Il l’a beaucoup fait souffrir. Une fois de plus, Emma a été trop crédule. Elle a cru que, cette fois, il était prêt à quitter sa femme. Ce n’était pas le cas, bien sûr, alors elle a fait une nouvelle tentative de suicide qui s’est révélée fatale et…

            Son explication fut interrompue par les aboiements soudains du shar-pei.

            – C’était le chien d’Emma, n’est-ce pas ? devina Matthew.

            – Oui, Clovis. Elle y était très attachée. La seule « personne », selon elle, à ne jamais l’avoir trahie.

            Matthew se souvint qu’Emma lui en avait parlé en employant les mêmes termes dans les mails qu’ils avaient échangés.

            – Je ne voudrais pas remuer des souvenirs douloureux, monsieur Lovenstein, mais comment Emma est-elle morte ?

            – Elle s’est jetée sous un train, à White Plains, le 15 août dernier. Sans doute sous l’influence d’un cocktail de médicaments. En tout cas, il y avait des boîtes de pilules partout dans son appartement : des benzodiazépines, des somnifères et d’autres saloperies…

            Submergé par l’évocation de ses souvenirs douloureux, Lovenstein se leva brusquement de son fauteuil pour signifier que l’entretien était terminé.

            – Pourquoi teniez-vous tant à parler à ma sœur ? demanda-t-il en raccompagnant Matthew à la porte.

            Renonçant à lui expliquer ses véritables motivations, Matthew botta en touche en lui adressant une nouvelle question :

            – Pourquoi avez-vous organisé la vente de toutes ses affaires ?

            L’argument toucha Lovenstein au vif.

            – Pour faire table rase ! Pour me détacher d’Emma ! répondit-il avec véhémence. Les souvenirs me minent, ils me tuent à petit feu. Ils m’enchaînent aux ruines d’un passé qui m’a déjà suffisamment abîmé !

            Matthew hocha la tête.

            – Je comprends, dit-il en franchissant le seuil de la maison.

            Mais au fond de lui, il pensait exactement le contraire. Il savait que ce combat était illusoire. On ne peut pas liquider les souvenirs d’un simple coup de balai. Ils restent en nous, tapis dans l’ombre, guettant le moment où l’on baissera la garde pour ressurgir avec une force décuplée.

            *

            De :Matthew Shapiro

            À :Emma Lovenstein

            Objet :Parlons-nous

            Date :21 décembre 2011 – 13 h 45 m 03 s

            Chère Emma,

            Si vous êtes devant votre écran, pouvez-vous me faire signe ? Je pense que nous avons besoin de parler de ce qui nous arrive.

            Matt

            *

            De :Matthew Shapiro

            À :Emma Lovenstein

            Objet :

            Date :21 décembre 2011 – 13 h 48 m 14 s

            Emma,

            Je comprends que cette situation vous trouble et vous inquiète. Elle me fait peur aussi, mais nous avons vraiment besoin d’en discuter.

            Répondez-moi, s’il vous plaît.

            Matt

            *

            Matthew cliqua pour envoyer son deuxième message à Emma. Fébrile, il attendit une longue minute, espérant que la jeune femme lui répondrait dans la foulée.

            Après sa visite à Daniel Lovenstein, il avait repris la Camaro pour rentrer sur Boston, mais au bout de quelques kilomètres, il s’était arrêté dans un dinersur les berges de la Charles River. Le Brand New Day était une antique voiture-restaurant chromée, fréquentée aussi bien par des promeneurs que par les étudiants d’Harvard après leur entraînement d’aviron. Installé sur l’une des banquettes en moleskine, Matthew avait sorti son ordinateur portable et s’était connecté au réseau.

            Il n’avait jamais été aussi perturbé de sa vie, jamais été aussi ébranlé dans ses certitudes. Les preuves s’accumulaient : la date des mails, le film envoyé par Vittorio, le témoignage du frère d’Emma lui révélant la mort de sa sœur… Tout concourait à lui faire croire à l’incroyable : grâce à cet ordinateur, il pouvait entrer en contact avec une femme, aujourd’hui décédée, qui recevait ses messages alors qu’elle vivait un an plus tôt.

            Comment était-ce possible ? Il ne se l’expliquait pas, mais il pouvait d’ores et déjà dégager quelques règles. Il sortit le stylo et le calepin qu’il avait toujours dans sa poche et griffonna des notes pour clarifier sa pensée.

              1 - Emma Lovenstein reçoit mes messages avec un décalage d’un an jour pour jour.

              2 - L’ordinateur que j’ai acheté à la brocante est notre unique moyen de communication.

            Matthew leva la tête de son carnet et s’interrogea sur la validité de cette deuxième règle. Les faits étaient là : Emma n’avait pas reçu les mails qu’il lui avait envoyés depuis son téléphone, pas plus que lui n’avait reçu les messages qu’elle lui avait fait parvenir de son propre smartphone. Pourquoi ?

            Il réfléchit un instant. Si Emma était morte depuis trois mois, les messages qu’il lui envoyait aujourd’hui sans passer par l’ordinateur devaient atterrir sur un compte que plus personne ne consultait. Logique.

            Mais que se passait-il pour les courriers qu’Emma lui envoyait en 2010 depuis son téléphone ? La logique aurait voulu qu’il les ait réceptionnés dans le passé, or il ne se souvenait pas d’avoir lu de courriers signés Emma Lovenstein en décembre 2010.

            Il recevait certes beaucoup de mails, mais ceux-là auraient dû le marquer. Il fouilla dans sa mémoire et trouva la solution : il avait changé de fournisseur d’accès – donc d’adresse mail – depuis décembre 2010 ! L’adresse sur laquelle elle lui envoyait des mails avec son téléphone n’existait tout simplement pas à l’époque ! Rasséréné d’avoir trouvé un peu de rationalité dans ce chaos, il nota une nouvelle remarque dans son calepin :