– C’est légal, au moins, ces trucs ? demanda-t-elle, partagée entre admiration et inquiétude.
– Les drones ? Plus ou moins, dit-il en reniflant. Il y a quelques règles à respecter : ne pas survoler d’êtres humains, maintenir son appareil dans son champ de vision, ne pas voler plus haut qu’une centaine de mètres…
Elle hocha la tête, surprise que ce type de technologie ne soit pas réservé aux militaires ou aux laboratoires de recherche. Qu’est-ce qui empêchait les gens d’utiliser ces drones pour espionner leurs voisins ou survoler des lieux privés ? Son côté parano se réveilla brusquement et elle imagina la prochaine étape : des drones miniatures de la taille d’un insecte qui pourraient en toute discrétion filmer les gens dans leur intimité et enregistrer leur conversation. Un monde de surveillance généralisée. Le genre de monde en tout cas dans lequel elle ne voulait pas vivre.
Elle chassa cette idée et regarda vers le nord. Plus loin, bien au-dessus des quais, serpentait la structure d’acier et de béton de la High Line new-yorkaise au pied de laquelle se trouvait le café Novoski, où on pouvait boire le meilleur chocolat chaud de la ville.
– Bon, remballe ton matériel, ordonna-t-elle à Romuald. Je t’offre un bon goûter.
*
Café Novoski
10 minutes plus tard
Romuald engloutit un imposant morceau de strudel aux cerises accompagné d’une rasade de chocolat chaud.
– Rassure-moi, tu t’es nourri ces trois derniers jours ?
L’adolescent hocha la tête avant d’avaler l’autre moitié du gâteau.
– Un jour, je t’apprendrai à manger de façon élégante devant une jeune femme, promit-elle en essuyant avec une serviette en papier des miettes de pâtisserie restées collées à la commissure des lèvres du gamin.
Il baissa les yeux comme il en avait souvent l’habitude et tira sur le bas de son pull-over comme pour faire disparaître ses rondeurs. Elle s’inquiéta pour lui.
– Où habites-tu, Romuald ?
– À l’auberge de jeunesse de Chelsea.
– Tu as donné de tes nouvelles à tes parents récemment ?
– Vous en faites pas, éluda-t-il.
– Si, justement, je m’en fais un peu pour toi. Tu as de l’argent, au moins ?
– Suffisamment, assura-t-il.
Il se frotta les cheveux avec nervosité et s’empressa d’amener la conversation sur autre chose.
– Pourquoi souhaitiez-vous me voir ?
– Je voudrais que tu examines mon ordinateur, demanda-t-elle en sortant le portable de son sac pour le poser devant l’adolescent.
Romuald but une nouvelle gorgée de cacao avant de soulever l’écran qui s’ouvrit sur le logiciel de messagerie.
– Quel est le problème ?
– Je reçois des mails bizarres depuis quelque temps. Tu pourrais identifier leur origine ?
– Normalement, ce n’est pas très compliqué, confirma le jeune homme.
Elle le mit au défi.
– OK, montre-moi ce que tu sais faire. Ça concerne toute ma correspondance avec Matthew Shapiro.
Avec célérité, Romuald sélectionna les messages envoyés par Shapiro et les isola dans un dossier. Procédant par ordre chronologique, il ouvrit l’en-tête développé du premier mail, passant en revue l’adresse IP de l’expéditeur, le type de messagerie utilisé et la séquence des différents serveurs traversés par le courrier depuis son envoi jusqu’à sa réception.
En théorie, rien n’était plus facile que de remonter à la source d’un e-mail sauf que, dans le cas présent, quelque chose clochait. Une expression de contrariété se peignit sur le visage de Romuald.
Il retira ses lunettes aux verres sales pour les essuyer avec un pan de son pull-over. Excédée, Emma lui arracha la paire des mains, chercha dans son sac une lingette optique, nettoya les verres et les replaça sur le nez de l’adolescent.
– Alors ? s’impatienta-t-elle.
Sans répondre à la question, Romuald s’empressa d’ouvrir un deuxième message, auquel il appliqua le même traitement, puis continua avec un troisième courrier : une des réponses qu’Emma avait faites à Matthew.
– Ohé ! Tu trouves quelque chose, tête de blatte ?
– Les… les dates, murmura Romuald. On dirait que ce mec vous envoie des messages du futur…
– Oui, j’avais remarqué, merci. Comment tu l’expliques ?
Il secoua la tête.
– Justement, je ne l’explique pas.
– Fais un effort, s’il te plaît !
Romuald sélectionna l’un des messages de Matthew, puis, d’un clic sur le pavé tactile, ouvrit la zone masquée de l’en-tête.
– Sur le Net, les échanges de données se font entre deux adresses IP, OK ?
Emma approuva de la tête. Le jeune Français continua :
– D’un ordinateur à un autre, le même message peut transiter par plusieurs serveurs intermédiaires qui horodatent chaque passage.
Emma se rapprocha. Sur l’écran, on pouvait suivre le trajet de l’e-mail depuis l’ordinateur de Matthew jusqu’à son propre ordinateur.
– Lorsque ce type vous envoie un message, reprit Romuald, les premiers serveurs apparaissent tous avec la date 2011, puis soudain, au beau milieu du trajet, l’un des serveurs fait une sorte de « saut temporel » pour passer en 2010. Et le phénomène inverse se produit lorsque c’est vousqui lui écrivez.
– Il doit bien y avoir une explication rationnelle, appuya-t-elle. Dans ton milieu, tu n’as jamais entendu parler d’un truc dans le même genre ? Sur des forums ? Dans des discussions entre hackers ?
Romuald secoua la tête. Il laissa passer quelques secondes avant d’ajouter :
– Cette histoire de date n’est pas la seule chose troublante…
– C’est-à-dire ?
Il pointa l’écran avec son index.
– Dans les deux cas, la source et le point d’arrivée du message sont identiques. Comme si le mail partait en 2011 pour arriver en 2010… sur le mêmeordinateur.
Romuald mesura l’effet dévastateur de cette révélation. Le visage d’Emma blêmit et elle eut un mouvement de recul. Se voulant rassurant, il promit de faire d’autres recherches et de demander de l’aide à des gens plus compétents.
Il venait d’achever son offre de services lorsqu’un tintement mélodieux annonça l’arrivée d’un nouveau courrier électronique.
*
Emma tourna l’écran de son côté. Comme elle le redoutait, c’était un nouveau message de Matthew.
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet :Le prix du silence Emma,
Je peine à interpréter votre silence. Je ne peux pas croire que vous n’ayez pas envie d’en savoir plus sur ce qui nous arrive. De découvrir ce qu’il nous est permis de faire ou ne pas faire. Je peux comprendre vos peurs, mais la curiosité devrait les transcender !