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            Peut-être avez-vous encore besoin d’autre chose pour vous décider à franchir le pas… Que voulez-vous ? Une nouvelle preuve ? De l’argent ? Voici les deux, si j’ose dire.

            Matt

            Une pièce jointe était annexée au message. Le fichier PDF d’un article du New York Timesdaté du lundi 23 décembre 2010.

            Une touriste suédoise gagne 5 millions de dollars au casino le jour de son centième anniversaire

            Une touriste chanceuse a remporté dans la nuit de samedi à dimanche plus de 5 millions de dollars (5 023 466 exactement) sur une machine à sous « Little Mermaid » du casino de l’hôtel New Blenheim à Atlantic City. Une somme rondelette gagnée… le jour même de son centième anniversaire ! Originaire de Stockholm, Mme Lina Nordqvist faisait partie d’un groupe de retraités suédois qui participaient à un voyage organisé dans le nord-est des États-Unis. La gagnante a raconté qu’elle avait misé 2 dollars dans la fente du bandit manchot vers 20 h 45. Applaudie par toute la salle de jeu du New Blenheim, Mme Nordqvist a confié qu’elle allait utiliser une bonne partie de cet argent pour réaliser son rêve : effectuer avec son mari un tour du monde en montgolfière…

            Sur la photo illustrant l’article, on pouvait voir l’extravagante centenaire poser près des machines à sous en s’agrippant à un déambulateur. Elle était vêtue d’un sweat-shirt « I Love Stockholm » et portait une sorte de chapeau de paille.

            Emma regarda sa montre.

            17 h 30.

            Elle n’avait guère plus de trois heures pour agir.

            Il fallait faire vite. Elle ne pouvait pas rester dans l’indécision plus longtemps. Il fallait qu’elle sache. Définitivement.

            – Tu sais où on peut louer une voiture dans le coin, Romuald ?

            – Je crois qu’il y a un FastCarà trois cents mètres, à l’intersection de Gansevoort et de Greenwich.

            – Je vois où c’est, assura-t-elle en abandonnant sur la table un billet de 20 dollars.

            Elle se leva et boutonna son manteau avant d’affronter le froid.

            – Merci pour ton aide, Romuald. Prends soin de toi.

            – Je vous appelle si je trouve quelque chose. Et euh… faites attention quand même !

            Elle sortit du café en lui adressant un signe de la main à travers la vitre.

            *

            Lorsque Emma arriva devant l’agence de location, la nuit était tombée. Elle fit la queue pendant vingt minutes dans une salle mal chauffée avant d’être reçue par un employé tellement exécrable et arrogant qu’elle faillit renoncer à son projet. Elle prit finalement le premier véhicule qu’on lui présenta : un SUV General Motors, couleur orange sanguine. Elle régla avec sa carte de crédit, quitta Manhattan par le Holland Tunnel et prit la route vers le sud.

            Emma détestait conduire de nuit, a fortiori sur une route qu’elle ne connaissait pas, mais le trajet de New York à Atlantic City était bien balisé. Pour l’essentiel, il consistait à suivre la Garden State Parkway, la voie autoroutière qui traversait le New Jersey par la côte. Pendant tout le voyage, elle s’efforça de ne pas ressasser ses peurs. Elle alluma la radio sur une station musicale et essaya de chantonner pour faire le vide dans sa tête. Mais trop d’idées s’y bousculaient.

            De peur d’arriver en retard, elle jetait de fréquents coups d’œil à l’horloge du tableau de bord. Alors qu’elle se crut arrivée, son angoisse monta d’un cran lorsqu’elle se retrouva coincée dans un embouteillage. Un carambolage impliquant plusieurs véhicules empêchait d’accéder à l’ expresswayqui longeait la côte.

            Elle attendit un long moment avant que la bretelle d’autoroute se libère et qu’elle puisse enfin accéder à la capitale du jeu de la côte Est : une ville qu’elle avait toujours tenue pour un repoussoir et dans laquelle elle n’avait jamais mis les pieds.

            Nouveau coup d’œil à l’horloge.

            20 h 25.

            Elle débarqua sur Atlantic Avenue, qui permettait d’accéder au fameux boardwalk, l’interminable promenade de bord de mer sur laquelle se succédaient la plupart des grands casinos qui faisaient la renommée de la station balnéaire.

            En ce début de soirée, la ville bourdonnait d’activité : l’artère principale où se concentraient les principaux hôtels, les restaurants, les salles de spectacle était livrée aux bus de touristes, aux limousines bling-bling et aux pousse-pousse ridicules.

            20 h 29.

            En marquant un arrêt à un feu tricolore, Emma en profita pour se repérer au milieu de ces cascades de lumières et de néons. Au centre du boardwalk,elle reconnut la silhouette singulière du New Blenheim, le dernier-né des casinos de la ville, dont elle avait vu des photos dans un magazine. Construit au milieu des années 2000, le complexe avait été conçu comme une marina et s’articulait autour de quatre pyramides ondulées, évoquant de grandes vagues bleues qui s’élevaient à soixante mètres au-dessus de la mer. La nuit, les quatre bâtiments et leurs deux mille chambres brillaient d’une lumière turquoise et ressemblaient à une escadrille de voiliers intergalactiques prêts à donner l’assaut contre un ennemi invisible.

            20 h 34.

            Emma doubla un taxi et se faufila jusqu’à l’entrée du parking du New Blenheim qui plongeait sur six étages. Elle gara la voiture de location et courut jusqu’aux nombreux ascenseurs qui desservaient le hall de l’hôtel. Là, elle prit le temps de chercher sur un plan interactif la salle des machines à sous.

            20 h 39.

            Le complexe hôtelier était colossal, comptant une dizaine de restaurants, un spa, une piscine, deux boîtes de nuit, trois bars et une surface consacrée aux jeux qui s’étendaient sur plus de 10 000 mètres carrés. Elle avait localisé l’espace réservé aux machines à sous et mémorisé le trajet pour y parvenir. Elle n’avait pas droit à l’erreur.

            20 h 40.

            Elle traversa le hall en courant, changea deux fois d’ascenseur, emprunta le gigantesque tunnel de verre qui reliait entre elles les quatre pyramides. Un dernier escalator pour descendre d’un étage, un vigile à qui elle présenta sa carte d’identité, et elle arriva dans le repaire des machines à sous.

            20 h 41.

            L’enfer du jeu se présentait sous la forme d’un hall immense au plafond bas. Privé de fenêtres, le lieu était déprimant, malgré les tintements guillerets qui émanaient des machines. Emma changea 50 dollars en jetons et parcourut à pas rapides le tourbillon sonore et lumineux de l’armée de bandits manchots : Jackpot Candy, Cleopatra, Three Kings, White Orchid, Dangerous Beauty… Des centaines de machines formant un réseau tentaculaire actif vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle se noya dans la foule bruyante qui se déplaçait entre les « attractions » : jeunes types qui jouaient les flambeurs, expéditions familiales pour faire sauter la banque, joueurs addicts aux visages de zombis qui dilapidaient méthodiquement leur fortune, essaim de trentenaires venus enterrer la vie de garçon de leurs copains, vieillards décatis et édentés retrouvant les saveurs des fêtes foraines de leur enfance…

            20 h 43.

            Emma n’avait jamais compris que l’on puisse venir se perdre dans ce genre d’endroit. Quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front et un léger vertige la fit vaciller. Malgré son étendue, l’espace donnait l’impression d’être confiné et hors du temps. Au bord de la nausée, elle s’appuya un court moment pour reprendre sa respiration.

            C’est alors qu’elle aperçut un chapeau de paille au milieu des casquettes ! Elle se rapprocha du groupe de retraités suédois. Aucun doute, c’était bien elle : Lina Nordqvist, la retraitée centenaire avec son sweat-shirt « I Love Stockholm ». Sa main droite tenait un grand pot de jetons serré contre sa poitrine. Sa main gauche était agrippée à l’armature métallique d’un déambulateur à roulettes. À la vitesse d’une limace, elle se dirigeait vers une rangée de machines au bout de laquelle se trouvait la « Little Mermaid ». Oubliant les bonnes manières, Emma lui grilla la politesse pour s’installer la première devant l’écran.

            –  Du gick in i mig ! Jag är en gammal dam ! Tillbaks till skolan med dig så att du kan lära dig lite hyfs !s’énerva la vieille, très mécontente.