20 h 44.
Cause toujours, tu m’intéresses…pensa Emma en s’excusant mollement. Elle attendit que la Suédoise ait tourné les talons pour insérer son premier jeton dans la fente de la machine.
20 h 45.
Cette histoire n’a aucun sens, se répéta-t-elle en appuyant sur le bouton de l’écran tactile pour lancer le cycle de combinaisons de l’appareil.
Cette fois, les jeux sont faits…songea-t-elle alors que les cinq rouleaux se mettaient à tourner à pleine vitesse sur eux-mêmes.
*
Boston, 2011
22 heures
– Fuck ! Fuck !Et triple fuck ! cria April en sortant du four un moule brûlant.
Surprise par la chaleur, elle laissa tomber le récipient en verre qui se brisa sur le sol avec fracas.
Assoupi sur le canapé, Matthew sursauta et se leva d’un bond. Après avoir couché sa fille, il s’était écroulé de fatigue devant une énième diffusion de It’s a Wonderful Life, le classique de Noël de Capra.
– Tu devrais faire encore plus de bruit, suggéra-t-il. Je ne suis pas certain qu’Emily se soit réveillée.
– Oh, ça va ! Mon beau pain d’épice est tout brûlé ! se lamenta April. Pour une fois que j’essaie de me mettre aux fourneaux !
Matthew se frotta les paupières. Il avait froid, se sentait fiévreux et angoissé. Il avait passé l’après-midi à envoyer des messages à Emma, accumulant des preuves pour la convaincre que ce qu’ils vivaient était bien réel, mais tous ses courriers étaient restés sans réponse. Il quitta le salon pour la cuisine où il aida April à réparer ses bêtises, puis il vérifia ses mails pour la cinq centième fois de la journée.
Cette fois, sa boîte aux lettres clignotait ! Alors qu’il n’y croyait plus, Emma lui faisait signe par quelques lignes lapidaires.
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Objet :Jackpot
Matthew,
Vous qui aimez tant les journaux, jetez donc un nouveau coup d’œil à l’article du New York Times…
Emma
À quoi faisait-elle allusion ? Pourquoi voulait-elle qu’il consulte encore cet article ? Se pourrait-il que…
Il sentit monter l’adrénaline, approcha un tabouret et s’assit devant l’ordinateur posé sur le plan de travail de la cuisine. Il avait besoin d’avoir les idées claires. Tout en se connectant aux archives du New York Times, il glissa une capsule de café dans la machine et se prépara un breuvage serré. Il retrouva facilement l’édition du lundi 23 décembre 2010, en téléchargea une version PDF et à l’aide du pavé tactile feuilleta les pages du journal numérique à la recherche de l’article. D’abord, il ne vit rien. Il se souvenait pourtant parfaitement de cette photo surréaliste de la retraitée suédoise, appuyée sur son déambulateur, posant fièrement devant les flamboyantes machines à sous. Mais le cliché avait disparu. Il s’imposa une nouvelle lecture et mit finalement la main sur un article beaucoup plus modeste, sans illustration, qui évoquait l’histoire du jackpot d’Atlantic City.
Une jeune New-Yorkaise gagne 5 millions de dollars au casino en n’ayant misé qu’un seul jeton !
Une jeune femme ayant souhaité garder l’anonymat a remporté samedi soir plus de 5 millions de dollars (5 023 466 exactement) sur une machine à sous « Little Mermaid » du casino de l’hôtel New Blenheim à Atlantic City. Une somme rondelette gagnée en n’ayant misé que 2 dollars. La gagnante a raconté qu’elle venait juste d’arriver dans la salle de jeu lorsqu’elle a inséré le jeton dans la fente du bandit manchot vers 20 h 45. Applaudie par tous les joueurs du New Blenheim, elle a confié qu’elle allait utiliser une partie de cet argent pour « peut-être acheter une nouvelle voiture, mais certainement pas un nouvel ordinateur… ».
Stupéfait, il lut l’article une deuxième fois en en mesurant toutes les implications. Il avait la gorge sèche et le front tapissé de sueur. Il essaya de boire une gorgée de café, mais il eut de la difficulté à déglutir. Il allait se lever de son siège lorsqu’un nouveau message se matérialisa sur l’écran :
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Alors, Matthew, que fait-on à présent ?
Emma
La question se répercuta en lui comme un écho. Que faire à présent ? Il n’en savait strictement rien, mais au moins n’était-il plus le seul à se le demander.
Soudain, une prise de conscience bien plus forte lui remua le cœur : au moment où Emma lui envoyait ce courrier, Kate était encore vivante…
1- Pain à hot-dog garni de salade de homard.
Troisième partie
Apparences
Quatrième jour
10
La main qui berce l’enfant
La main qui berce l’enfant est la main qui domine le monde.
William WALLACE
Boston
Le 22 décembre 2010
11 heures du matin
De l’envie.
Du ressentiment.
De la jalousie.
Le cocktail de sentiments éprouvés par Emma en contemplant le bonheur de la famille Shapiro avait un goût amer.
En ce dimanche matin, Matthew, sa femme et la petite Emily se promenaient dans les allées enneigées du Public Garden. Le grand parc bostonien était recouvert d’une fine couche de poudreuse tombée au lever du jour. Cette première chute de neige de l’hiver blanchissait le paysage et donnait à la ville un air de fête.
– Viens dans mes bras, chérie ! lança Matthew en soulevant sa fille pour lui montrer un grand cygne argenté qui poursuivait un groupe de canards sur les eaux calmes du lac.
À quelques mètres de là, assise sur un banc, Emma observait la scène sans chercher à dissimuler sa présence. Elle ne courait aucun risque d’être repérée puisque le « Matthew de 2010 » ne connaissait ni son visage ni même son existence. Une situation paradoxale qui semblait à la jeune femme aussi improbable qu’excitante. Grâce au sommeil, elle avait retrouvé un peu de calme. Elle avait dormi toute la nuit dans l’autobus Greyhoundqui avait fait le trajet d’Atlantic City à Boston. La veille, après avoir touché le jackpot, l’administration du casino lui avait fait remplir quelques papiers. Une formalité nécessaire pour que son compte en banque soit crédité de la somme qu’elle avait gagnée. À travers les vitres du New Bernheim, elle avait aperçu les premiers flocons dans le ciel d’Atlantic City. Comme elle n’avait aucune envie de conduire des heures sous la neige, elle avait remis les clés de la voiture de location au concierge de l’hôtel du Casino pour qu’il la restitue à l’une des agences de la ville. Puis elle avait pris un taxi jusqu’à la gare routière et avait acheté un ticket de bus pour Boston. À moitié vide, l’autocar avait quitté Atlantic City à 23 h 15. Le chauffeur avait roulé à un rythme tranquille toute la nuit. La jeune femme avait ouvert un œil lors d’une escale à Hartford, mais ne s’était tout à fait réveillée que lorsque le Greyhoundavait franchi les portes de la capitale du Massachusetts à 8 heures du matin.