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            Emma était descendue au Four Seasons, le grand hôtel qui donnait sur le parc. Avec plusieurs millions de dollars sur son compte, c’était désormais quelque chose qu’elle pouvait se permettre. Elle avait appelé l’Imperator pour dire qu’elle était malade et qu’elle ne viendrait pas travailler de toute la semaine. Puis elle s’était douchée, avait acheté des vêtements chauds à la boutique de l’hôtel et était sortie pour arpenter les rues tortueuses de Beacon Hill. Elle n’avait pas de plan précis en tête. Seulement des interrogations. Fallait-il qu’elle aborde Matthew ? Pour lui dire quoi ? Et comment le faire sans passer pour une folle ?

            Avant de prendre une décision, elle avait besoin d’observer le bonhomme. Elle connaissait son adresse : une brownstoneà l’intersection de Louisburg Square et de Willow Street. En s’y rendant, elle avait été fascinée par le charme unique de Beacon Hill. En marchant sur les trottoirs aux pavés déformés, elle s’était imaginée dans la peau d’une héroïne d’Henry James. Le quartier entier paraissait s’être figé au XIX esiècle. Les devantures des boutiques étaient habillées de bois peint, des lampadaires à gaz diffusaient une lumière d’un autre temps, tandis que des ruelles étroites serpentaient vers des jardins secrets dont on apercevait quelques branchages derrière les portails en fer forgé.

            Elle avait facilement trouvé la maison des Shapiro, décorée de guirlandes et de couronnes en sapin ornées de pommes de pin et de rubans. Comme hors du temps, elle avait attendu près d’une heure, habitée par cette sensation unique d’évoluer sous un snow globede son enfance : une boule de verre géante que l’on aurait secouée pendant la nuit pour faire tomber une neige pailletée sur les briques rouges des maisons. Un dôme invisible, la protégeant des agressions et de la folie du monde…

            Vers 10 heures, la porte s’était ouverte et elle l’avait aperçu pour la première fois en chair et en os. LUI, Matthew. Coiffé d’un bonnet de laine, il avait descendu prudemment les marches glissantes du perron, tenant sa fille dans les bras. Arrivé en bas de l’escalier, il avait installé Emily dans la poussette en lui chantonnant le refrain d’une comptine rigolote. Emma trouva qu’il avait encore plus de charme que dans son imagination. Elle reconnut en lui ce côté sain, franc et solide qu’elle avait perçu à travers ses mails. Et le voir attentionné avec sa fille le rendait encore plus attirant.

            Puis elle l’avait aperçue, ELLE. L’autre femme, Kate Shapiro. Une jeune blonde, mince et élancée, qui n’était pas seulement jolie, mais simplement… parfaite. Une beauté classique, toute patricienne, nimbée de douceur maternelle et de mystère : de grands yeux limpides, des pommettes saillantes, un visage au teint clair et aux lèvres pleines, un chignon d’héroïne hitchcockienne…

            Après avoir accusé le coup – Kate était le genre de femme à côté de qui elle se sentait minable –, Emma avait pris la petite famille en filature jusqu’au Boston Public Garden, le parc qui servait de trait d’union entre Beacon Hill et Back Bay.

            – Regarde, chérie ! lança Kate à sa fille en désignant un écureuil dont la queue touffue dépassait de derrière un arbre.

            La petite fille bondit hors de sa poussette pour poursuivre l’animal, mais au bout de deux foulées, elle s’étala, le nez dans la poudreuse. Plus vexée que blessée, elle éclata néanmoins en sanglots.

            – Allez, mon cœur, viens avec papa.

            Matthew la remit dans sa poussette et le trio continua sa promenade, traversant Charles Street pour rejoindre le Boston Common, où une patinoire était installée les mois d’hiver. Pour consoler Emily, Kate acheta des marrons chauds au stand d’un vendeur ambulant. Ils les dégustèrent en observant les patineurs réussir des figures audacieuses ou chuter lourdement sur la glace. Ce deuxième cas de figure réjouissait particulièrement Emily.

            – C’est toujours plus amusant lorsque ce sont les autres qui tombent, n’est-ce pas, bébé ? la taquina son père.

            Puis ils migrèrent lentement vers le centre de la vaste pelouse où étaient rassemblés l’essentiel des promeneurs. Matthew hissa sa fille sur ses épaules. Les yeux brillants, elle admira la richesse des décorations de l’immense sapin de Noël qu’en vertu d’une vieille tradition, la ville d’Halifax offrait chaque année aux habitants de Boston.

            À quelques pas de là, Emma ne quittait pas Emily du regard. Comme la petite fille, elle avait aussi les yeux qui brillaient. Mais la flamme qui y brûlait était teintée d’amertume.

            Elle n’avait jamais connu ce bonheur familial, cette tranquillité qui émanait d’eux, l’amour qui circulait librement de l’un à l’autre. Pourquoi ? Qu’avait-elle de moins que les autres pour n’avoir pas accès à cette félicité ?

            *

            Boston

            22 décembre 2011

            Au milieu de la nuit

            En pantalon de pyjama et tee-shirt des Red Sox, Matthew alluma la rampe d’éclairage qui entourait le miroir de la salle de bains.

            Impossible de fermer l’œil. Il avait la gorge sèche, des palpitations et une sale migraine. Il chercha deux capsules d’ibuprofène dans l’armoire à pharmacie et les avala d’un trait avec une gorgée d’eau. Il descendit l’escalier jusqu’à la cuisine. Depuis trois heures qu’il tournait et retournait dans son lit, une idée ne l’avait pas quitté. Une évidence qui s’était peu à peu imposée à lui. Une idée folle, trop belle pour être vraie, qui lui donnait le vertige : il devait tout tenter pour convaincre Emma d’empêcher l’accident de Kate ! En songeant à cette possibilité, un mot lui revenait sans cesse à l’esprit. Anastasis : le terme employé par les Grecs pour évoquer la résurrection des morts. Comme dans un roman de science-fiction. Existait-il réellement cette opportunité de revenir en arrière pour changer le cours de son existence ? C’était un espoir fragile, mais une chance qu’il devait jouer à fond.

            Il pensa à ce rêve fou qu’avaient partagé tous les hommes : remonter le temps, pour corriger leurs erreurs et les injustices de la vie. Il songea au mythe d’Orphée et se vit dans la peau du joueur de lyre descendu jusqu’à la porte des Enfers pour supplier les dieux de lui rendre sa femme défunte. Kate était son Eurydice, mais pour la ramener à la vie, il avait désespérément besoin de l’aide d’Emma Lovenstein.

            Dans la pénombre, il alluma l’applique murale qui courait sous l’étagère en bois laqué de la cuisine. Il souleva l’écran de l’ordinateur portable, s’installa sur l’un des tabourets et rédigea un message à Emma dans lequel il mit tout son cœur et toute sa foi.

            *

            Boston

            Le 22 décembre 2010

            La famille Shapiro quitta les pelouses du Boston Common pour migrer vers l’est. Emma les suivit prudemment, restant à bonne distance, essayant de se repérer et d’apprivoiser la ville. Boston lui avait plu immédiatement : plus chic, plus civilisée, moins rugueuse et agitée que New York. À chaque croisement de rues, entre architecture classique et construction moderne, le passé et le présent semblaient fusionner dans une harmonie apaisée.

            Bientôt, des effluves de café torréfié flottèrent dans l’air, à l’approche du North End, le quartier italien. Sur Hanover Street, les vitrines des traiteurs et des pâtisseries faisaient saliver le chaland : mozzarella di buffala,artichauts à la romaine, pain de Gênes croustillant, struffoli au miel, cannoli débordant de crème…

            En se tenant par la main, Matthew et sa femme pénétrèrent dans un restaurant tout en baies vitrées où ils devaient avoir leurs habitudes. The Factoryétait une trattoria à la mode à l’ambiance mi-familiale, mi-branchée, fréquentée aussi bien par des étudiants connectés que par de jeunes parents locaux-bobos. Prise de cours, Emma entra à leur suite et demanda une table.

            – Vous êtes seule, mademoiselle ? l’interrogea la serveuse d’un ton de reproche.

            Emma acquiesça de la tête. Il était tôt. Le restaurant commençait à se remplir, mais il restait visiblement de la place.

            – Vous n’avez pas de réservation, n’est-ce pas ?

            Deuxième reproche.

            Cette fois, elle ne répondit pas, subissant en silence la morgue de cette fille, aux traits fins, aux longs cheveux raides et au micro-short qui mettait en valeur ses jambes de vingt ans.

            – Veuillez patienter. Je vais voir s’il nous reste quelque chose.

            Emma la regarda faire demi-tour, traversant la salle comme si elle défilait sur un cat-walk. Pour se donner une contenance, elle s’avança vers le bar – un bloc en fibrociment entouré de tabourets en métal – et commanda une caipiroska.