Le soleil s’était levé. Une belle lumière inondait la salle. Aménagé sur plusieurs étages, l’endroit rappela à Emma les ambiances de certains restaurants new-yorkais, avec un décor industriel qui égrenait des nuances de gris et de bois brut. Sur le comptoir, un jambon de Parme affiné était exposé comme une œuvre d’art près d’une trancheuse manuelle, tandis qu’au fond de la salle on entendait le feu crépiter dans un grand four à pizza.
– Veuillez me suivre, mademoiselle, proposa la serveuse en revenant vers elle.
D’un clin d’œil, le barman fit comprendre à Emma qu’il lui apporterait son cocktail à sa table. Par chance, on l’installa sur une banquette à moins de dix mètres de Matthew et de sa femme. Rassurée d’avoir retrouvé un poste d’observation privilégié, elle vida d’un trait sa vodka et commanda un autre verre avec un tartare de dorade et une pizzetta aux artichauts et à la roquette.
Elle plissa les yeux pour mieux voir les Shapiro. Ils formaient une famille heureuse. Les blagues fusaient, la bonne humeur était communicative. Matthew faisait le clown pour amuser sa fille et Kate riait de bon cœur. Visiblement, le couple était uni par une forte complicité. Le genre de personnes dont on ne peut s’empêcher de dire qu’« elles vont bien ensemble ». Emma posa le regard sur la petite Emily.
E-MI-LY. Les trois syllabes résonnaient étrangement en elle. Depuis toujours, elle s’était dit que c’était ce prénomqu’elle donnerait à sa fille si elle devenait mère. Cette coïncidence ravivait une angoisse et une douleur mal cicatrisées.
Elle n’en avait parlé à personne, même pas à sa psy, mais pendant les deux années de sa relation en pointillé avec François, elle avait secrètement essayé de tomber enceinte. Elle avait menti à son amant, lui faisant croire qu’elle prenait la pilule. Au contraire, elle calculait très précisément les périodes de son cycle et chaque fois que c’était possible, elle avait des relations sexuelles au moment opportun. Au début, elle s’était dit que si elle donnait un enfant à François, il se déciderait à quitter sa femme. Puis elle avait compris que cela n’aurait aucun effet sur l’indécision de son amant, mais le désir d’enfant était resté ancré en elle.
Malheureusement, le bébé espéré n’était jamais venu.
Elle ne s’en était pas alarmée outre mesure. Après tout, elle n’avait que trente-trois ans. Mais un jour, en feuilletant un numéro de Newsweekdans la salle d’attente de sa psy, elle était tombée sur un article qui évoquait le phénomène de « ménopause précoce ». Elle avait été touchée par le témoignage de ces femmes dont la fertilité avait commencé à décliner au tout début de la trentaine. A priori, elle n’avait pas de raison particulière de se sentir concernée : elle n’avait jamais eu de problèmes avec ses règles et son cycle était régulier. Mais une inquiétude sourde l’avait tenaillée bien après la lecture du papier. Pour mettre fin à ses angoisses, elle avait fini par acheter un test d’« horloge biologique » vendu en pharmacie. La procédure était sérieuse. Elle exigeait d’aller faire une prise de sang le deuxième jour de ses règles. L’échantillon était ensuite envoyé à un laboratoire qui analysait trois types d’hormones permettant de mesurer le nombre d’ovocytes et de le comparer au nombre normalement attendu pour une femme du même âge.
Emma avait reçu les résultats par courrier une semaine plus tard, découvrant que ses réserves d’ovocytes étaient celles d’une femme de plus de quarante ans ! Cette révélation l’avait anéantie. Elle aurait dû refaire le test, ou aller consulter un gynécologue ; elle avait préféré refouler cette information, qui lui revenait à présent avec la force destructrice d’un boomerang.
Emma entendit la peur et la colère battre dans sa poitrine. Tout son corps tremblait. Pour chasser ce souvenir, elle accrocha son regard à la table de la famille Shapiro.
Mais la colère ne reflua pas. Elle se sentait de nouveau frappée d’une injustice, assaillie de questions qui n’avaient pas de réponses. Pourquoi certains font-ils les bonnes rencontres au bon moment ? Pourquoi certains ont-ils droit à l’amour et au réconfort d’une famille ? Était-ce lié au mérite, à la chance, au hasard, au destin ? Qu’avait-elle loupé dans sa vie pour être si solitaire, si friable, en manque absolu de confiance en elle ?
Elle fit signe à un serveur pour lui demander de débarrasser la table et sortit son ordinateur portable de son sac. Boston était une ville ultra-connectée et le restaurant mettait un spot Wi-Fi en libre accès à la disposition de ses clients. Elle ouvrit sa messagerie pour relever ses mails et, comme elle s’y attendait, trouva un message de Matthew.
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet : Sustine et abstine
« Supporte et abstiens-toi. »
Vous connaissez cette maxime des stoïciens, Emma ?
Elle incite à l’acceptation de la fatalité et du destin. Pour ces philosophes, il ne sert à rien de vouloir changer l’ordre des choses imposé par la « Providence ».
Pourquoi ? Parce que nous n’avons aucune prise sur la maladie, le temps qui passe ou la mort de l’être aimé. Nous sommes totalement impuissants devant ces souffrances. Nous ne pouvons que les endurer de la façon la plus humble possible.
C’est ce que j’essaie de faire depuis un an : accepter la mort de ma femme Kate, l’amour de ma vie. Accepter l’inacceptable, faire mon deuil, continuer à vivre pour ma fille Emily.
Mais tout a changé depuis l’achat de votre ordinateur. Pas plus que vous, je ne suis en mesure de comprendre cette distorsion du temps. Sans doute y a-t-il des phénomènes qui résistent à toute explication logique ou scientifique et c’est ce que nous expérimentons tous les deux. Nous avons « trébuché dans le temps », comme dirait Einstein.
Aujourd’hui, avec votre aide, j’ai peut-être la possibilité de bénéficier d’une grâce qu’aucun homme n’a jamais obtenue du ciel : la résurrection de l’être aimé.
Je vous supplie de m’aider, Emma.
Vous tenez la vie de ma femme entre vos mains. Je vous ai déjà raconté les circonstances de sa mort : le 24 décembre, peu après 21 heures, alors qu’elle venait de finir sa garde, un camion de livraison de farine a percuté son véhicule au moment où elle quittait le parking de l’hôpital. Vous avez le pouvoir d’effacer cet accident, Emma.
Faites n’importe quoi pour l’empêcher de prendre sa voiture : crevez les quatre pneus de sa Mazda, mettez du sucre dans le réservoir d’essence, arrachez un câble d’alimentation sous le capot. Ou trouvez un moyen pour qu’elle n’aille pas travailler ce jour-là. N’importe quoi pour éviter ce moment funeste !
Vous pouvez me rendre ma femme, mais surtout, vous pouvez rendre sa mère à ma petite fille. Vous pouvez réunir notre famille. Je sais que vous êtes quelqu’un de généreux. Je ne doute pas que vous m’aidiez et je vous en serai reconnaissant éternellement.
Vous pouvez me demander N’IMPORTE QUOI, Emma. Si vous voulez davantage d’argent, je peux vous communiquer les chiffres de la loterie, de la Bourse ou les scores des prochains matchs de basket. Demandez-moi n’importe quelle somme et je vous la ferai gagner…
Je vous embrasse,
Matt.
Ce courrier la fit sortir de ses gonds. Incapable de maîtriser son impulsivité, elle lui répondit quelques lignes dans lesquelles étaient concentrées toute sa colère et toute sa frustration.
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Objet :Re : Sustine et abstine
Ce n’est pas de l’argent que je veux, pauvre type !
Je veux de l’amour ! Je veux une famille !
Je veux des choses qui ne s’achètent pas !
À peine avait-elle cliqué pour envoyer le message qu’elle s’aperçut que Matthew et sa famille avaient quitté le restaurant. Elle referma le capot de son ordinateur et réclama l’addition. Comme elle n’avait plus de liquide, elle donna sa carte, mais dut patienter, le temps qu’on lui rapporte son rectangle de plastique.
*
Elle sortit en hâte sur North Square et retrouva les Shapiro flânant sur Hanover Street. Elle les suivit jusqu’à une longue esplanade de verdure agrémentée d’arbres, de fontaines, de jets d’eau et de lampadaires. Après quinze ans de travaux colossaux, Boston avait réalisé l’exploit d’enterrer l’immense autoroute qui défigurait autrefois la ville. À présent, les huit voies souterraines couraient, invisibles, dans les entrailles de la cité. Elles avaient fait place nette en surface, offrant un espace nouveau à une succession de petits îlots verdoyants et piétonniers.