Emma continua sa filature jusqu’à l’intersection de Cambridge Street et de Temple Street. Au niveau du passage piéton, Matthew et Kate échangèrent un baiser furtif avant de partir dans des directions opposées. Prise au dépourvu, Emma hésita quelques secondes. Elle comprit que Matthew et sa fille retournaient vers leur maison de Beacon Hill et préféra mettre ses pas dans ceux de Kate. La jeune femme passa devant les lignes verticales de la Old West Church puis arriva à proximité d’un quartier plus moderne où les reflets froids du verre et de l’acier avaient supplanté le charme patiné des briques rouges. Emma leva la tête en direction d’un panneau lumineux : elle se trouvait au seuil de l’entrée principale du MGH, le Massachusetts General Hospital, l’un des plus grands et des plus anciens hôpitaux du pays.
L’endroit était une zone tentaculaire dans laquelle les buildings s’entassaient les uns sur les autres sans harmonie ni logique apparente. On devinait qu’au fil des années l’hôpital s’était développé sur le modèle d’une ville-champignon. À la vieille bâtisse initiale s’était greffée une grappe de nouveaux bâtiments toujours plus vastes, toujours plus hauts. Le complexe médical était d’ailleurs encore en travaux : une énorme masse de béton sortait de terre au milieu des grues, des bennes, des tractopelles et des baraques de chantier.
Kate se fondit avec aisance dans ce décor hostile pour rejoindre un imposant cube de verre turquoise : l’immeuble qui abritait le Heart Center. La chirurgienne monta d’un pas sportif les marches qui permettaient d’accéder aux portes automatiques et disparut dans le bâtiment. Emma devina alors que Kate prenait sa garde dans l’antenne du MGH spécialisée dans les affections cardiaques.
Elle hésita. Impossible de suivre Kate à l’intérieur de l’hôpital. Elle se ferait rapidement repérer et refouler. Quel intérêt d’ailleurs y avait-il à le faire ? Emma était sur le point de renoncer, mais la curiosité était forte. Dévorante. Surtout, elle sentait l’adrénaline qui courait dans ses veines, causant une excitation qui la désinhibait et la rendait intrépide.
Elle tourna la tête à l’affût d’une idée. On avait beau être dimanche, le parking était encombré de camions de livraison garés en double file. Portes grandes ouvertes, ils débarquaient leurs marchandises dans l’anarchie la plus complète : nourriture, médicaments, produits ménagers, linge revenant d’une entreprise de pressing…
Elle se rapprocha de ce dernier fourgon et passa une tête rapide à l’intérieur. Le chargement était constitué de grands paniers contenant des draps, des chemises de patients et des blouses de médecins. Elle chercha du regard le chauffeur. Sans doute faisait-il partie du petit groupe qui prenait une pause près des distributeurs de boissons. Tout à leur conversation, les gars ne prêtèrent pas attention à elle. Le cœur battant, elle tendit la main pour attraper l’un des uniformes. Taillée pour un homme, la blouse était deux fois trop grande, mais Emma s’en contenta, retroussa les manches et s’engouffra dans le centre de cardiologie.
*
Lumineux et clair, le hall d’entrée contrastait avec l’agitation du dehors. Partout, des éléments naturels – bambous, orchidées, plantes tropicales, cascade qui ruisselait le long d’un mur en ardoise – s’agençaient pour créer une ambiance apaisante.
Emma retrouva Kate au milieu du lobby en pleine conversation avec une collègue, mais leur échange ne s’éternisa pas et déjà la chirurgienne grimpait d’autres escaliers, présentant son badge au vigile qui gardait l’accès aux salles réservées au personnel soignant.
Dépourvue du précieux sésame, Emma attrapa une brochure sur un présentoir. Comme dans les cours de théâtre de son adolescence, elle essaya de se composer un personnage crédible en procédant par mimétisme. Avec son sac à dos, sa blouse et son allure déterminée, elle n’était pas très différente des internes et des médecins qui peuplaient les lieux. Elle baissa les yeux et se concentra sur sa brochure comme si elle prenait connaissance d’un dossier médical avant une opération. Le vigile ne la regarda même pas, lui permettant ainsi de suivre Kate jusqu’à la cafétéria du personnel. La chirurgienne y rejoignait deux internes : une jolie métisse au visage fin et un beau gosse athlétique qu’on imaginait avec un maillot de football sur le dos plutôt qu’avec un stéthoscope autour du cou.
Emma s’assit à la table à côté pour pouvoir profiter de la conversation. Sans un sourire, Kate salua ses deux étudiants dont elle supervisait manifestement l’évaluation, refusa le café qu’ils lui proposaient et, d’un ton cassant, entama une litanie de reproches, pointant impitoyablement leurs insuffisances. Ses qualificatifs étaient très durs : « incompétents », « glandeurs », « dilettantes », « pas au niveau », « branleurs », « nuls », « dangereux pour les patients »… Le visage décomposé, les deux internes exprimèrent bien quelques désaccords, mais leur ligne de défense ne faisait pas le poids face à la virulence des attaques de Kate. Celle-ci se leva d’ailleurs rapidement pour mettre fin à l’entretien non sans avoir au préalable proféré une véritable menace :
– Si vous ne changez pas radicalement d’état d’esprit, si vous ne prenez pas conscience qu’il faut vraimentcommencer à travailler, vous pouvez dire adieu à vos rêves de spécialisation en chirurgie. En tout cas, je m’opposerai sans états d’âme à la validation de votre clinicat.
Elle les fixa droit dans les yeux pour vérifier que le missile avait atteint son but et tourna les talons pour se diriger vers les ascenseurs.
Cette fois, Emma renonça à la suivre et resta assise à sa table, tendant l’oreille pour écouter les deux internes donner libre cours à leur aigreur :
– Cette salope est aussi bandante qu’odieuse !
– C’est très élégant, Tim. Tu aurais dû lui dire lorsqu’elle était là…
– Putain, Melissa, on bosse quatre-vingts heures par semaine et elle nous traite de branleurs !
– C’est vrai qu’elle est exigeante. Envers les autres comme envers elle-même. C’est quand même le seul chef de service qui accepte de se taper des gardes…
– Ce n’est pas une raison pour nous parler comme à des chiens ! Pour qui elle se prend, bordel !
– Pour ce qu’elle est : sans doute le meilleur chirurgien de cet hôpital. Tu savais qu’elle avait obtenu un score de 3 200 à son MCAT1 ? C’est la note la plus élevée depuis la mise en place du test et personne ne l’a jamais dépassée jusqu’à aujourd’hui.
– Tu la trouves si exceptionnelle, vraiment ?
– Elle est brillante, c’est sûr, admit Melissa à contrecœur. Je me demande comment elle a le temps de tout faire : elle bosse ici, au Heart Center, elle dirige un service de chirurgie pédiatrique qu’elle a créé à Jamaica Plain, elle donne des conférences, elle écrit des articles pour les revues médicales les plus prestigieuses, elle est toujours à la pointe de l’innovation dans ses techniques d’opération…
– Donc tu l’admires ?
– Bien sûr. Et en plus, c’est une femme…
– Je ne vois pas ce que ça change.
– Ça change tout. Tu n’as jamais entendu parler de la « double journée » ? Elle doit s’occuper de sa famille, de son mari, de sa fille, de sa maison…
Tim s’étira sur sa chaise. Un long bâillement décrocha sa mâchoire.
– Pour moi, cette femme, c’est Robocop.
Melissa regarda sa montre et but une dernière gorgée de son café.
– On n’est pas à son niveau et on ne le sera probablement jamais, admit-elle, lucide, en se levant. Mais c’est justement ça que je lui reproche : ne pas comprendre que tout le monde n’a pas ses capacités.
Les deux internes poussèrent un long soupir d’accablement. En traînant les pieds, ils se dirigèrent vers les ascenseurs, guère motivés par la perspective de reprendre le travail.
Restée seule, Emma jeta un coup d’œil suspicieux derrière son épaule. Elle en avait appris suffisamment.
Mieux valait ne pas trop s’attarder ici au risque de se faire repérer.
Elle attrapa son sac à dos, mais, au dernier moment, céda néanmoins à la tentation de consulter sa messagerie.