Sur le conseil d’April, il avait toutefois fait l’effort de s’inscrire à un groupe de soutien. Il avait assisté à une séance, tentant de mettre des mots sur sa souffrance et de la partager avec d’autres, mais il n’y avait jamais remis les pieds. Fuyant la fausse compassion, les formules toutes faites ou les leçons de vie, il s’était isolé, errant dans son existence comme un fantôme, se laissant dériver pendant des mois, sans projets, anéanti.
Néanmoins, depuis quelques semaines, sans pouvoir dire qu’il « revivait », il lui semblait que, lentement, la douleur s’atténuait. Les réveils restaient difficiles, mais une fois à Harvard, il faisait illusion, assurant ses cours, participant aux réunions d’orientation avec ses collègues, certes, avec moins d’entrain qu’auparavant, mais en reprenant pied.
Ce n’est pas tant qu’il se reconstruisait, c’était plutôt qu’il acceptait peu à peu son état, en s’aidant justement de certains concepts de son enseignement. Entre le fatalisme stoïcien et l’impermanence bouddhiste, il prenait désormais l’existence pour ce qu’elle était : quelque chose d’éminemment précaire et instable, un processus en perpétuelle évolution. Rien n’était immuable, surtout pas le bonheur. Fragile comme le verre, il ne devait pas être considéré comme un acquis, lui qui pouvait ne durer qu’un instant.
À travers des choses insignifiantes, il reprenait donc goût à la vie : une promenade sous le soleil avec Emily, un match de football avec ses étudiants, une blague particulièrement bien tournée d’April. Des signes réconfortants qui l’avaient incité à tenir à distance la souffrance et à bâtir une digue pour contenir son chagrin.
Mais cette rémission était fragile. La douleur guettait, prête à l’attraper à la gorge. Il suffisait d’un rien pour qu’elle le cueille par surprise, se déchaîne et réveille des souvenirs cruels : une femme croisée dans la rue qui portait le parfum de Kate ou le même imperméable, une chanson écoutée à la radio qui rappelait les jours heureux, une photo retrouvée dans un livre…
Ces derniers jours avaient été pénibles, annonçant une rechute. L’approche de l’anniversaire de la mort de Kate, les décorations et l’effervescence liées à la préparation des fêtes de fin d’année, tout le ramenait à sa femme.
Depuis une semaine, il se réveillait chaque nuit en sursaut, le cœur battant, trempé de sueur, hanté par le même souvenir : le film cauchemardesque des derniers instants de la vie de son épouse. Matthew était déjà sur les lieux lorsque Kate avait été transportée à l’hôpital où ses collègues – elle était médecin – n’avaient pas pu la ranimer. Il avait vu la mort lui enlever brutalement la femme qu’il aimait. Ils n’avaient eu droit qu’à quatre années de bonheur parfait. Quatre ans d’une entente profonde, à peine le temps de poser les jalons d’une histoire qu’ils ne vivraient pas. Une rencontre comme ça n’arrive qu’une fois, il en était certain. Et cette idée lui était insupportable.
Les larmes aux yeux, Matthew s’aperçut qu’il était en train de triturer l’alliance qu’il avait gardée à l’annulaire. À présent, il transpirait et son cœur cognait dans sa poitrine. Il baissa la vitre de la Camaro, chercha une barrette d’anxiolytique dans la poche de son jean et la posa sous sa langue. Le médicament fondit doucement, lui apportant un réconfort chimique qui dilua sa fébrilité au bout de quelques minutes. Il ferma les yeux, se massa les paupières et respira profondément. Pour se calmer tout à fait, il avait besoin de fumer. Il sortit de la voiture, verrouilla la portière et fit quelques pas sur le trottoir avant d’allumer une cigarette et d’en tirer une longue bouffée.
Le goût âcre de la nicotine tapissa sa gorge. Il retrouvait un rythme cardiaque normal et se sentait déjà mieux. Les yeux clos, le visage offert à la brise automnale, il savoura sa cigarette. Il faisait bon. Le soleil filtrait à travers les branches. L’air était d’une douceur presque suspecte. Il resta quelques instants immobile avant d’ouvrir les paupières. Au bout de la rue, un attroupement s’était formé devant l’une des maisons. Curieux, il se rapprocha du cottage, typique de la Nouvelle-Angleterre : une vaste demeure tarabiscotée en bardage de bois, ornée d’un toit cathédrale surchargé de multiples fenêtres. Devant la résidence, sur la pelouse, on avait organisé une sorte de braderie. Un « vide-grenier » caractéristique de ce pays où les habitants déménageaient plus de quinze fois dans leur vie.
Matthew se mêla aux nombreux curieux qui chinaient sur les cent mètres carrés de la pelouse. La vente était animée par un homme de son âge, au crâne dégarni et aux petites lunettes carrées, qui affichait un visage renfrogné et un regard fuyant. Vêtu de noir de la tête aux pieds, il avait la rigidité austère d’un quaker. À ses côtés, un shar-pei couleur sable se faisait les dents sur un os en latex.
À l’heure de la sortie des classes, le temps clément avait attiré beaucoup de monde en quête de bonnes affaires. Les étals débordaient d’objets hétéroclites : rames en bois, sac de golf, batte et gant de baseball, vieille guitare Gibson… Posé contre une clôture, un vélo BMX, cadeau de Noël incontournable du début des années 1980, puis, plus loin, des rollers et un skateboard. Pendant quelques minutes, Matthew fureta parmi les stands, retrouvant une kyrielle de jouets qui lui rappelèrent son enfance : yo-yo en bois clair, Rubik’s Cube, Hippos gloutons, Mastermind, frisbee, peluche géante de E.T. l’extraterrestre, figurine de La Guerre des étoiles…Les prix étaient bas ; visiblement, le vendeur voulait se débarrasser rapidement du plus grand nombre d’objets possible.
Matthew s’apprêtait à quitter l’enceinte de la braderie lorsqu’il aperçut un ordinateur. C’était un modèle portable : un MacBook Pro, écran quinze pouces. Pas la dernière version de ce modèle, mais la précédente ou celle d’avant. Matthew s’approcha et examina la machine sous toutes ses coutures. La coque en aluminium de l’appareil avait été personnalisée par un autocollant en vinyle appliqué au dos de l’écran. Le sticker mettait en scène une sorte de personnage à la Tim Burton : une Ève stylisée et sexy qui semblait tenir entre les mains le logo en forme de pomme de la célèbre marque informatique. En bas de l’illustration, on pouvait lire la signature « Emma L. » sans que l’on sache très bien s’il s’agissait de l’artiste qui avait dessiné la figurine ou de l’ancienne propriétaire de l’ordinateur.
Pourquoi pas ?songea-t-il en regardant l’étiquette. Son vieux Powerbook avait rendu l’âme à la fin de l’été. Il avait bien un PC à la maison, mais il avait besoin d’un nouveau portable personnel. Or, depuis trois mois, il remettait sans cesse cette dépense à plus tard.
L’objet était proposé à 400 dollars. Une somme qu’il jugea raisonnable. Ça tombait bien : en ce moment, il ne roulait pas sur l’or. À Harvard, son salaire de prof était confortable, mais après la mort de Kate, il avait à tout prix voulu conserver leur maison de Beacon Hill, même s’il n’en avait plus vraiment les moyens. Il s’était résolu à prendre une colocataire, mais même avec le loyer que lui payait April, les remboursements de l’emprunt engloutissaient les trois quarts de son revenu et lui laissaient peu de marge de manœuvre. Il avait même été obligé de vendre sa moto de collection : une Triumph de 1957 qui faisait autrefois sa fierté.
Il se rapprocha du responsable de la vente et lui désigna le Mac.
– Cet ordinateur fonctionne, n’est-ce pas ?
– Non, c’est uniquement un objet décoratif… Bien évidemment qu’il fonctionne, sinon je ne le vendrais pas à ce prix-là ! C’est l’ancien portable de ma sœur, mais j’ai formaté moi-même le disque dur et j’ai réinstallé le système d’exploitation. Il est comme neuf.
– D’accord, je le prends, décida Matthew après quelques secondes d’hésitation.
Il fouilla dans son portefeuille. Il n’avait sur lui que 310 dollars. Gêné, il essaya néanmoins de négocier, mais l’homme lui opposa un refus très ferme. Vexé, Matthew haussa les épaules. Il allait tourner les talons lorsqu’il reconnut la voix enjouée d’April derrière lui.
– Laisse-moi te l’offrir ! dit-elle en faisant un signe pour retenir le vendeur.
– Il n’en est pas question !
– Pour fêter la vente de mon estampe !
– Tu en as obtenu le prix espéré ?
– Oui, mais pas sans mal. Le mec pensait que, pour ce prix-là, il avait aussi droit à une des positions du Kâmasûtra !
– « Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne savent pas rester au repos dans une chambre. »
– Woody Allen ?
– Non, Blaise Pascal.
Le vendeur lui tendit l’ordinateur qu’il venait d’emballer dans son carton d’origine. Matthew le remercia d’un hochement de tête, tandis qu’April réglait la somme promise. Puis ils se dépêchèrent de regagner la voiture.