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            Elle avait un nouveau message de Matthew…

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            Une sorte de guerre

            L’amour est une sorte de guerre.

            OVIDE

            De :Matthew Shapiro

            À :Emma Lovenstein

            Je ne comprends pas votre colère, Emma. Je la trouve même étrange et déplacée.

            Comment pouvez-vous refuser de m’aider ?

            Matt

            De :Emma Lovenstein

            À :Matthew Shapiro

            Je n’ai pas dit que je ne vous aiderai pas.

            E.

            10 secondes plus tard.

            Mais vous n’avez pas dit le contraire non plus ! Si vous refusez d’empêcher l’accident de Kate, vous serez complice de sa mort !

            10 secondes plus tard.

            Arrêtez de me parler sur ce ton ! Et cessez de me menacer ou de me faire culpabiliser !

            Mais c’est de la vie de ma femme qu’il s’agit, espèce de folle !

            Ne me traitez plus jamais de folle !

            Alors, faites ce que je vous dis, compris ?

            Sinon, quoi ? Vous allez voir les flics pour me faire arrêter ? Vous allez débarquer chez moi, en 2011 ?

            J’aurais bien du mal…

            Pourquoi ?

            2 minutes plus tard.

            Pourquoi ?

            1 minute plus tard.

            Parce qu’en 2011 vous êtes morte, Emma…

            Pourquoi dites-vous ça ?

            Parce que c’est la vérité. Malheureusement.

            Vous mentez…

            1 minute plus tard.

            Vous mentez !

            Perplexe, elle attendit encore cinq minutes jusqu’à ce qu’un nouveau mail se matérialise sur son écran. Il provenait bien de Matthew, mais ne contenait qu’une pièce jointe au format PDF. Elle l’ouvrit avec appréhension. Il s’agissait d’un article du White Plains Daily Voice, un journal local d’une ville de la banlieue new-yorkaise.

            DRAME À WHITE PLAINS : une jeune femme se jette sous un train

            Une jeune femme de trente-quatre ans s’est donné la mort hier après-midi, peu après 15 heures, en se jetant sous un train à White Plains. Le North Railroad qui circulait dans le sens Wassaic-New York venait de quitter la gare depuis un kilomètre lorsqu’à la sortie d’un virage une femme a plongé sous la motrice du train. Surpris, le conducteur a actionné les freins, mais n’a rien pu faire pour empêcher le drame.

            Arrivés en même temps sur les lieux, la police et les ambulanciers n’ont pu qu’établir un macabre constat : le cadavre déchiqueté de la jeune femme gisait sur les rails.

            La victime, Emma L., originaire de New York, a rapidement pu être identifiée grâce aux papiers retrouvés sur elle ainsi qu’à une lettre rédigée de sa main qui se trouvait dans son portefeuille, et dans laquelle elle expliquait les raisons de son geste désespéré.

            Psychologiquement fragile, la jeune femme était suivie depuis plusieurs années par un thérapeute.

            Après le drame, le trafic ferroviaire a été interrompu dans les deux sens pendant plus de deux heures, le temps d’appliquer les procédures judiciaires et d’évacuer le corps.

            Ce n’est qu’après 17 heures que la circulation sur la Harlem Line a pu reprendre normalement.

            The White Plains Daily Voice –  16 août 2011

            *

            Emma sentit sa gorge se nouer. Un frisson la paralysa pendant quelques secondes. Abasourdie, elle referma son écran et sortit de l’hôpital précipitamment. Sur le parking, elle se mit à courir comme si elle était poursuivie par la mort. Ses yeux s’embuaient. Perdue, paniquée, elle déambulait au hasard des rues, la tête basse, terrassée par la peur. La réverbération du soleil sur la neige se mêlait à ses larmes, lui donnant une vision déformée de son environnement. Dans sa course, elle bouscula des piétons et traversa une large artère au milieu de la circulation, récoltant un concert de klaxons et une bordée d’injures. À bout de souffle, elle s’engouffra dans le premier café venu.

            Elle s’installa au fond de la salle et resta un moment prostrée sur sa chaise. Lorsque la serveuse s’approcha de sa table, elle s’essuya les yeux, retira son manteau et commanda une vodka tonic. Avant même qu’on lui eût servi sa boisson, elle fouilla fébrilement dans son sac à la recherche de ses médicaments. Heureusement, elle avait toujours sur elle son « armoire à pharmacie ». Elle connaissait les produits, les doses : deux barrettes de benzodiazépines et quelques gouttes de chlorpromazine. Elle avala son cocktail d’anxiolytiques et de neuroleptiques et, magie de la chimie, retrouva presque instantanément un semblant d’équilibre. Suffisant en tout cas pour sortir son ordinateur et relire l’article qui annonçait son suicide.

            C’était une sensation étrange : apprendre la nouvelle de sa propre mort dans le journal de l’après-midi… Étrange, mais pas si surprenante. Ainsi donc, elle était de nouveau passée à l’acte. Et cette fois, elle ne s’était pas ratée.

            C’est bien, ma fille, au moins, on peut dire que tu apprends de tes erreurs, pensa-t-elle cyniquement. C’est vrai que le train, c’est plus efficace que les pilules ou de s’ouvrir les veines…

            Elle regarda la date du journal : elle s’était suicidée le 15 août de l’année suivante, en plein cœur de l’été. Le moment qu’elle redoutait le plus à New York : celui où la chaleur humide et étouffante déclenchait toujours des migraines accablantes qui déréglaient son humeur.

            Mais peu importait la date. Elle vivait depuis si longtemps avec cette idée de mettre fin à ses jours que cela devait bien arriver un jour ou l’autre. Elle repensa à la première crise suicidaire qu’elle avait traversée dans sa vie. Cet état était resté gravé en elle pour toujours. Une souffrance psychologique insupportable qu’elle n’avait pas su endiguer. Un désespoir qui l’avait submergée entièrement. Une solitude extrême, un désarroi, un envahissement total de son être par la panique. Une cannibalisation de sa conscience par des pensées morbides sur lesquelles elle n’avait pas de prise.

            Son passage à l’acte n’avait rien eu de rationnel. Dans un ultime sursaut, elle avait abandonné le combat, choisi cette dernière liberté qui n’en était pas vraiment une. Elle referma l’ordinateur, se moucha dans une serviette en papier et commanda un nouveau cocktail. À présent, les médicaments produisaient pleinement leurs effets. Toutes ces molécules chimiques qu’elle ingurgitait depuis des années avaient au moins le mérite d’agir vite et de lui proposer à tout moment une béquille qui l’empêchait de sombrer. Elle essaya de considérer les choses sous un nouvel angle. Et si ce choc avait une dimension salvatrice ? Après tout, l’annonce de son suicide pouvait être analysée comme une seconde chance que lui offrait la vie. Elle aussi allait déjouer l’avenir. Elle n’avait pas envie de se suicider. Pas envie de finir en charpie sous les mâchoires d’un train. Elle allait combattre ses démons. Son démon. Depuis longtemps, elle connaissait son talon d’Achille, la source de tous ses tourments : ce sentiment de solitude et d’abandon qui l’anéantissait. Elle se rappela cette phrase d’Emily Dickinson qu’elle avait écrite sur son agenda lorsqu’elle était au lycée : « Pour être hanté, nul besoin de chambre, nul besoin de maison, le cerveau regorge de corridors plus tortueux les uns que les autres. » Emma était hantée par la solitude et l’insécurité affective. Chaque soir, elle se sentait un peu plus anéantie par la perspective de rentrer chez elle sans avoir personne à retrouver. Elle avait besoin d’une existence structurée. D’un mec solide, d’un enfant, d’une maison. Depuis l’adolescence, elle guettait, elle attendait cet homme qui serait capable de la comprendre. Mais il n’était pas venu. Et la certitude qu’il ne viendrait plus la minait. Elle était seule aujourd’hui. Elle serait seule demain et après-demain. Elle crèverait seule.