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            Pourtant, cet après-midi, quelque chose l’incitait à ne pas se résigner et son futur idéal lui apparut soudain d’une limpidité cristalline : elle voulait le même type de vie que Kate Shapiro.

            Plus précisément, elle voulait la viede Kate Shapiro.

            Prendre sa place.

            L’idée s’épanouit doucement dans son esprit dans un mélange d’horreur et de fascination.

            Elle repensa à la façon dont toute cette histoire avait débuté. Par une conversation à distance au cours de laquelle elle avait été suffisamment éloquente pour plaire à Matthew. Elle l’avait séduit en restant elle-même. Elle avait su lui plaire au point que celui-ci l’invite au restaurant le lendemain même. Il n’avait pas hésité à prendre un avion pour New York simplement pour dîner avec elle. À présent, elle en était certaine : s’ils avaient pu se rencontrer comme prévu, ils seraient tombés amoureux l’un de l’autre. Elle aurait remplacé Kate dans son cœur. Elle aurait été une bonne mère pour Emily. Une femme aimante pour Matthew.

            Sauf que Kate était vivante.

            Mais plus pour longtemps.

            Elle repoussa tout sentiment de culpabilité.

            Ce n’était pas elle qui avait décidé de cette mort.

            C’était le destin, le hasard, la vie. Dieu peut-être s’il existait…

            Elle but une gorgée d’alcool tout en continuant sa réflexion. Lorsqu’elle était dans cet état d’excitation, les idées fusaient d’abord de toute part avant de lentement se mettre en place comme les pièces d’un puzzle pour former une ligne de conduite cohérente. Cette fois, il s’agissait d’un plan de bataille imparable. Il partait d’un constat très simple : le « Matthew de 2011 » n’avait aucun pouvoir sur elle puisqu’elle était décédée à cette date. C’était le bon côté de la mort : elle vous rendait intouchable. Matthew était donc démuni, sans moyens de pression pour l’obliger à sauver Kate.

            Et elle n’allait pas le faire.

            Elle laisserait l’accident se produire. Elle ignorerait ses mails, elle rentrerait à New York, reprendrait son travail et attendrait que le temps passe. Elle n’allait pas non plus se suicider en août prochain. Car désormais, elle avait une très bonne raison de vivre…

            À présent, elle comprenait pourquoi Matthew était en possession de son ordinateur et si elle ne se suicidait pas, son frère n’hériterait pas de ses affaires, il ne pourrait donc pas revendre son portable et Matthew ne pourrait pas l’acheter. Ce qui signifiait qu’il ne prendrait jamais contact avec elle par mail en décembre 2011.

            Ce scénario tenait-il la route ? La situation qu’elle vivait aujourd’hui défiait toute logique. Dans les films ou les romans fantastiques, elle n’avait jamais rien compris aux cercles vicieux des paradoxes temporels. Mais son frère qui enseignait la physique à l’université lui avait parlé de ces scientifiques qui postulaient l’existence d’univers parallèles au nôtre, voire d’univers multiples dans lesquels tout l’éventail des possibles est réalisé sur des lignes de temps différentes.

            Il existait probablement une « ligne de temps » où elle pourrait rencontrer un Matthew veuf qui n’aurait aucun souvenir de leurs échanges précédents. Un Matthew de qui elle saurait se faire aimer. Un Matthew qui avait déjà une petite fille dont elle saurait prendre soin.

            Satisfaite, elle décida de s’en tenir à ce plan. Elle régla son addition et rentra à l’hôtel. Le jour n’était pas encore tombé, mais elle tira les rideaux. La tête lui tournait. Redoutant qu’un nouveau chaos ne s’installe dans son esprit, elle avala deux nouvelles barrettes d’anxiolytiques et se mit directement au lit.

            *

            2011

            – Papa, j’peux regarder SOS Fantômes ?

            Matthew leva les yeux de son écran.

            Couchée sur le canapé devant la télé, Emily venait d’engloutir deux paquets de M&M’s en guise de déjeuner.

            – Tu as déjà vu ce film dix fois…

            – Oui, rigola-t-elle. Mais j’adore le regarder lorsque tu es là ! Comme ça, j’ai pas peur !

            – D’accord, capitula-t-il.

            De loin, il la regarda mettre le DVD dans le lecteur et lancer la vidéo « comme une grande ».

            C’était le premier jour des vacances scolaires et la petite fille s’était levée tard. S’il avait décidé de lâcher la bride aujourd’hui –  open barconcernant les bonbons et télé à volonté –, c’était plus par commodité que par conviction. Toute son énergie était en effet absorbée par Emma Lovenstein.

            Matthew s’en voulait énormément. Il avait compris trop tard combien il avait eu tort de s’énerver contre la seule personne capable de lui ramener sa femme. Comment avait-il pu laisser libre cours à sa colère en sachant qu’Emma était psychologiquement fragile ? Il venait de lui envoyer deux messages d’excuses, mais n’avait pas obtenu de réponse. À présent, il avait en face de lui une femme instable en passe de devenir incontrôlable. Quelqu’un surtout qui possédait un avantage décisif sur lui. Alors que la jeune femme avait toute latitude pour modifier l’avenir, lui ne pouvait agir sur rien. Il était désormais condamné à attendre que Mlle Lovenstein accepte de renouer le contact.

            Cette situation dissymétrique était insupportable. On était le 22 décembre. Il ne disposait plus que de deux jours pour éviter l’accident à cause duquel il avait perdu Kate. Il ferma les yeux et se prit la tête entre les mains pour mieux se concentrer. Emma était morte, certes, mais il y avait peut-être encore des gens à qui elle tenait et sur qui il pouvait faire pression. Mais qui ? Son frère Daniel ? Mauvaise pioche. D’après ce qu’il avait compris, le frère et la sœur ne s’aimaient manifestement pas beaucoup. Ses parents ? Daniel lui avait dit que leur mère était morte et que leur père souffrait d’un Alzheimer très avancé. Des amis ? Visiblement, elle n’en avait guère.

            C’est la seule personne qui ne m’a jamais trahie…

            La phrase s’imposa à lui comme si Emma la lui avait murmurée à l’oreille.

            Son chien ! Le fameux Clovis !

            Lui était toujours en vie !

            Cette prise de conscience lui remonta le moral. Il venait de trouver un moyen imparable de faire chanter Emma !

            Il se leva de son tabouret et éteignit la télévision avec la télécommande.

            – Va vite t’habiller, chérie, on part en balade !

            – Mais mon film…

            – Tu le verras ce soir, ma puce.

            – Non, je veux le voir maintenant !

            – Et si je te disais qu’on va chercher un petit chien pour le garder pendant les vacances ?

            La petite fille bondit de joie.

            – C’est vrai, papa ? On va avoir un chien ? Ça fait tellement longtemps que j’en voulais un ! Merci ! Merci !

            *

            – Vous voulez que je vous aide à enlever un chien ?

            – Oui, April. Ton aide serait la bienvenue dans cette délicate opération, confirma Matthew.

            – Et pour quelle raison veux-tu faire ça ? demanda la jeune femme en se levant de son bureau.

            – Je te raconterai tout dans la voiture, assura Matthew.

            – Parce qu’on prend ma voiture, en plus ?

            – Je risque d’avoir du mal à trimbaler un chien sur le porte-bagages de mon vélo.

            Il était debout devant elle, tenant sa fille par la main, une caisse à outils métallique posée à ses pieds.