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            Après quelques pas, il sentit que le shar-pei commençait à se débattre mollement. April avait raison : les somnifères l’avaient rendu léthargique. Mais s’il bavait beaucoup, il n’avait heureusement pas la force de mordre.

            Matthew se mit à courir vers la sortie. Avec son « chargement », il se faufila à travers l’ouverture de la clôture. Sans trop de délicatesse, il mit le chien dans le coffre et rejoignit sa place à côté d’April.

            – Prends le volant, on y va ! cria-t-il à sa colocataire.

            – Bravo, papa ! Bravo ! applaudit Emily tandis que la Camaro démarrait en faisant crisser ses pneus.

            *

            21 heures

            Sur le chemin du retour, ils s’étaient arrêtés dans une animalerie pour acheter une laisse, des croquettes, une gamelle. Lorsque le chien avait repris connaissance une fois à la maison, Matthew s’était attendu au pire : des hurlements, des aboiements agressifs, voire une attaque. Au contraire, Clovis avait ouvert un œil, poussé quelques grognements, effectué une roulade sur le parquet, avant de s’installer nonchalamment sur le canapé comme s’il avait toujours vécu dans cette maison. Après avoir récupéré totalement ses esprits, il avait fait le tour du séjour. Son œil était vif, ses réactions positives. Toute la famille avait passé la soirée à jouer avec lui et à le caresser. Emily était aux anges et Matthew avait lutté pour la mettre au lit. Pour qu’elle consente à monter dans sa chambre, Matthew avait dû promettre une bonne dizaine de fois que Clovis serait encore là le lendemain.

            Une fois seul dans le salon, il s’installa devant son écran et passa à la seconde étape de son plan.

            – Viens, Clovis, viens, mon beau chien ! l’attira-t-il avec un bol de croquettes.

            L’animal grimpa sur la chaise où Matthew avait rajouté quelques coussins pour lui permettre d’être à une bonne hauteur.

            – Regarde l’écran ! Tu vas revoir quelqu’un que tu n’as plus vu depuis longtemps ! Fais-lui un beau sourire.

            Il lança l’application de visioconférence de l’ordinateur. Comme le logiciel l’y invitait, il entra son mot de passe. Filmées par la webcam, sa propre image et celle du chien apparurent alors à l’écran. Pour lancer l’appel vidéo, il saisit le mail d’Emma, cliqua et attendit quelques secondes.

            Une sonnerie.

            Deux sonneries.

            Trois sonneries…

            *

            2010

            Emma émergea difficilement de son sommeil médicamenteux.

            Elle jeta un coup d’œil à son téléphone portable, mais ce n’était pas lui qui sonnait. C’était son ordinateur qu’elle avait laissé allumé.

            Elle regarda l’heure, souleva ses couvertures et fit quelques pas incertains pour rejoindre le bureau.

            Sur l’écran, la petite icône « Face Time » clignotait, signalant un appel entrant de Matthew Shapiro. Elle n’avait jamais utilisé cette application, mais cliqua pour prendre l’appel.

            Alors qu’elle ne s’y attendait pas, l’image de son chien apparut ! C’était Clovis, avec son museau rembourré, sa tête d’hippopotame, ses petits yeux enfoncés et son corps musclé couvert de plis qui le faisait ressembler à une peluche.

            – Clovis !

            Mais qu’est-ce que son chien faisait en 2011 dans la maison de Matthew Shapiro ?

            Soudain, le cadrage de la caméra se déplaça vers la gauche sur le visage et le buste de Matthew.

            – Bonsoir, Emma. Comment allez-vous ? Avez-vous retrouvé votre calme ?

            – À quoi vous jouez, nom de Dieu ?

            – Comme vous le constatez, j’ai fait connaissance avec votre toutou. Quelle était votre expression, déjà ? Ah, oui : « la seule personne au monde qui ne m’a jamais trahie ». Vous tenez à lui, n’est-ce pas ?

            – Espèce de…

            – Allons, ne tombons pas dans les insultes. Moi, c’est à ma femme que je tiens, et je pense que vous n’avez pas bien mesuré ma détermination pour la retrouver.

            Matthew avança le bras pour attraper quelque chose sur le plan de travail. D’un bloc porte-couteaux, il tira une lame longue d’une trentaine de centimètres et la brandit devant la caméra.

            – C’est un couteau à viande, Emma. Vous avez vu la lame : rigide et tranchante. Une belle pièce, qualité allemande… Je possède aussi cet autre outil : on appelle cela le couperet chinois. Idéal pour préparer les côtelettes.

            – Si vous touchez à un seul poil de mon chien, je vous…

            – Vous ferez quoi, Emma ?

            Elle resta sans voix. Matthew attaqua :

            – Vous voyez, je suis très embêté, Emma : j’aime beaucoup les animaux. Votre Clovis a vraiment une bonne bouille et il plaît beaucoup à ma petite fille, mais si vous ne me promettez pas de faire tout ce qu’il fautpour empêcher l’accident de Kate, je n’hésiterai pas une seconde. J’éventrerai votre chien. Je lui crèverai la paillasse pour lui mettre les tripes à l’air. Et je le ferai devant cet écran pour que vous ne perdiez pas une miette de la scène. Ce sera long. Long et douloureux. Je ne le ferai pas de gaieté de cœur, Kate, mais si vous ne me laissez pas le choix…

            – Espèce de salopard !

            – Réfléchissez, mais réfléchissez vite, Emma…

            Elle allait lui hurler sa colère lorsque Matthew raccrocha et que l’image disparut.

            1- Le Medical College Admission Test est un examen d’admission standard que passent les étudiants souhaitant intégrer les facultés de médecine d’Amérique du Nord.

            Cinquième jour

 12

            The other woman

            Les morts appartiennent à ceux, parmi les vivants, qui les réclament de la manière la plus obsessionnelle.

            James ELLROY

            Le lendemain

            23 décembre 2010

            9 heures du matin

            La neige avait fondu. L’air était sec et froid, mais un soleil glorieux triomphait dans le ciel bleu métallique de Boston.

            Emma souffla dans ses mains pour se réchauffer. Une buée lumineuse sortit de sa bouche et s’éleva devant ses yeux avant de se dissoudre dans l’air.

            Depuis dix minutes, elle faisait les cent pas devant les portes d’entrée du Heart Center, guettant la fin de la garde de Kate. Elle réprima un bâillement. La nuit avait été agitée, mais, malgré le manque de sommeil, ses idées étaient claires. Hier, sous le choc de la lecture de l’article de journal annonçant son suicide, elle avait perdu la raison et basculé dans un délire quasi criminel. Elle en avait honte aujourd’hui, mais c’était ainsi : le poids terrible de sa solitude faisait parfois ressortir ce qu’il y avait de pire en elle. Un sentiment brûlant d’injustice, une jalousie qui la consumait et l’entraînait vers les pensées les plus sombres. Mais elle n’était pas une meurtrière, juste une cruche en manque d’amour qui avait voulu s’accrocher un peu trop longtemps à une histoire condamnée d’avance.

            L’intervention de Matthew et sa mise en scène avec Clovis avaient joué comme un rappel à l’ordre pour lui faire reprendre pied avec la réalité et, ce matin, elle était bien décidée à écouter la voix de la raison. Elle trouverait une solution pour éviter le funeste accident de Kate le 24 décembre. Elle avait passé la nuit à réfléchir à un moyen imparable d’empêcher le carambolage. Pour l’instant, aucune idée simple ne s’était imposée, mais elle avait encore du temps.

            Le froid engourdissait ses membres. Elle trépigna sur place pour se réchauffer. Un grand camion de collecte de sang orné du sigle de la Croix-Rouge stationnait au milieu du parking. Installé un peu plus loin, un chariot métallique ambulant proposait des boissons chaudes et des bretzels. Emma se mit dans la queue pour commander un thé lorsqu’elle aperçut Kate qui franchissait les portes automatiques pour quitter le bâtiment. Téléphone portable à l’oreille, la jeune chirurgienne avait gardé son uniforme hospitalier dont des morceaux d’étoffe bleu pâle dépassaient de son caban sombre.