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            Avec Emma dans son sillage, Kate dévala les marches du perron, traversa le parking d’un pas rapide et quitta l’enceinte hospitalière. Emma la suivit jusqu’à la station Hubway de Cambridge Street qui proposait un système de vélos en libre-service. Apparemment, Kate était une habituée de ce genre de transport. Elle sortit sa carte d’abonnement et enfourcha une bicyclette.

            Pendant que Kate enfilait ses gants, enfonçait son bonnet et nouait son écharpe, Emma paya au distributeur automatique les six dollars pour se procurer une casual membership cardqui lui permit à son tour d’emprunter un vélo. Elle attendit que Kate donne ses premiers coups de pédale pour se placer dans sa roue, gardant une distance raisonnable pour ne pas la perdre des yeux tout en évitant de se faire remarquer.

            Les cinq cents premiers mètres se résumaient à faire en sens inverse le chemin qu’elle avait effectué la veille. Tout en se cramponnant d’une main à son guidon, Emma remonta ses chaussettes sur son pantalon pour éviter que l’air glacial ne s’engouffre jusqu’à ses mollets. Au croisement d’Hanover Street, la chirurgienne ne prit pas la rue qui partait vers le quartier italien, mais longea le City Hall avant de s’engager dans l’artère qui menait au Faneuil Hall et au Quincy Market. Au prix d’une conduite sportive et de quelques infractions, elle parvint à s’extraire assez rapidement de cette zone touristique. Au niveau de Columbus Park, elle remonta un long sens unique, évitant astucieusement les bouchons, puis roula allègrement sur les trottoirs pour s’échapper vers le port et la façade maritime de la ville. Il était à peine 9 h 20 lorsqu’elle gara son vélo à l’extrémité du Long Wharf, en face de la devanture noire de ce qui ressemblait à un pub irlandais.

            Emma stoppa sa bicyclette cinquante mètres avant d’arriver au bout de la jetée. Pouvait-elle prendre le risque de suivre Kate dans le bar ? Elle stabilisa le vélo contre un lampadaire, attrapa le câble en acier de l’antivol pour en entourer le pylône avant de le fixer dans son point d’attache. Elle parcourut à pied les quelques mètres qui la séparaient du front de mer.

            Dans ses années fastes, le Long Wharf avait été le quai principal d’un des ports de commerce les plus animés du monde. Aujourd’hui, la rade s’était transformée en une élégante marina aux rues pavées bordées de restaurants et de cafés. C’était surtout le point de départ des ferrys qui desservaient les nombreuses îles de la baie de Boston et les villes de Salem et de Provincetown. Arrivée au terme de la promenade en bois, Emma mit sa main en visière pour ne pas être éblouie. Le soleil était levé depuis deux heures et commençait à être haut dans le ciel, déversant une pluie d’étoiles aveuglante à la surface de l’océan. La vue était à couper le souffle : les mouettes, le vent, les vieux bateaux qui voguaient sur les flots, l’ivresse de l’infini. Et l’air du large qui revigora la jeune femme et lui donna le courage de pénétrer dans le pub.

            *

            Poutres au plafond, murs lambrissés, vitraux, jeux de fléchettes et lumière tamisée : le décor rustique du Gateway était typique et chaleureux. Le soir, l’endroit devait s’animer au son de la musique traditionnelle et des pintes de Guinness qui s’entrechoquent, mais le matin, c’était un café convivial et tranquille qui servait des petits déjeuners aux travailleurs du port. Emma plissa les yeux et mit un moment à repérer Kate, assise seule dans un box au fond de la salle devant une tasse de café.

            Un écriteau indiquait de passer sa commande avant d’aller s’asseoir. Emma patienta derrière un colosse en chemise de bûcheron et bonnet de marin qui repartit quelques secondes plus tard avec un plateau débordant de fish and chips, de bacon, de saucisses et d’œufs frits. Elle se contenta d’un thé et de toasts et alla s’asseoir à son tour sur la banquette de l’un des box près de la table de Kate. Qu’est-ce que la chirurgienne faisait dans cet endroit après avoir travaillé toute la nuit ? Pourquoi n’était-elle pas rentrée directement chez elle après sa garde ?

            De son poste d’observation, Emma la devinait fatiguée, le visage marqué par l’inquiétude. Les yeux en mouvement, Kate lançait des regards incessants tantôt sur l’écran de son téléphone, tantôt sur la porte d’entrée. Visiblement, elle attendait quelqu’un, et ce rendez-vous n’était pas anodin. Emma s’étonna de ce changement. La mère de famille séduisante et épanouie qu’elle avait suivie la veille avait cédé la place à un être rongé par l’angoisse qui triturait ses mains avec fébrilité.

            Elle se força à tourner la tête pour que son regard ne se fasse pas trop insistant, et grâce au reflet du miroir mural, elle ne perdit pas une miette des gestes de la chirurgienne. Kate sortit une lingette de son sac ainsi qu’un poudrier. Elle nettoya son visage, se remaquilla nerveusement, arrangeant quelques mèches que sa course à vélo avait libérées de son chignon. Puis elle se leva et s’éclipsa en direction des toilettes.

            Emma comprit qu’elle devait agir. Kate avait emporté avec elle son sac à main et son téléphone, mais laissé son caban sur la banquette. Emma respira profondément avant de se lancer. Elle se leva calmement et fit quelques pas comme si elle se dirigeait à son tour vers les toilettes, mais au dernier moment elle s’arrêta devant la table de Kate. En priant pour que personne ne regarde vers elle à ce moment-là, elle fouilla les poches du manteau. Sa main se referma sur quelque chose de froid et de métallique. Un trousseau de clés.

            Une décharge d’adrénaline lui traversa le corps. Elle vérifia que les clés de voiture faisaient bien partie du trousseau et poussa une exclamation muette :

            La voilà mon idée !

            Pour éviter l’accident, elle allait tout simplement dérober les clés du fameux coupé Mazda que Kate devait conduire le soir du drame. Ensuite, elle volerait la voiture, l’abandonnerait à trois cents kilomètres de là, l’incendierait ou la balancerait dans un ravin.

            Plus de voiture, plus d’accident !

            Elle s’empara des clés et traversa le bar pour quitter l’établissement avant le retour de Kate. Elle pressa le pas et baissa la tête pour ne croiser aucun regard, mais dans sa fuite précipitée, elle bouscula un client qui venait de commander une boisson au comptoir. Il encaissa le choc, mais renversa la moitié de sa tasse de café sur son plateau.

            Emma se confondit en excuses.

            – Pardon, je suis désolée, je…

            C’était un grand type mince aux cheveux clairs coupés court, vêtu d’un jean noir, de baskets en toile, d’un pull à col roulé et d’une veste en cuir à l’encolure doublée de mouton. Son visage ovale, très maigre, était mangé par une barbe de trois jours et encadré de lunettes de soleil en écailles blondes.

            – Laissez tomber ! assura-t-il sans même la regarder.

            Pressée de disparaître, Emma fut soulagée de s’en tirer à si bon compte. Avant de pousser la porte, elle ne put s’empêcher de tourner la tête pour jeter un dernier regard.

            Dans le fond de la salle, l’homme avait rejoint Kate.

            Il l’enlaçait.

            Il l’embrassait.

            *

            Ce n’est pas possible.

            Elle arrêta son mouvement et resta scotchée, incapable de faire le moindre geste. Kate ne pouvait pas avoir d’amant. Emma plissa les yeux. Elle devait se tromper, mal interpréter certains gestes. Cet homme n’était peut-être qu’un membre de sa famille, son frère ou bien…

            – Je peux vous aider, ma p’tite dame ?

            Derrière son comptoir, le patron l’observait d’un air dubitatif.

            – Faut vous décider. Vous rentrez ou vous sortez. Z’allez finir par vous prendre la porte dans la figure.

            – Je… je cherche des serviettes en papier.

            – Bah, fallait les demander. Tenez.

            Elle attrapa la liasse qu’il lui tendait et retourna s’asseoir à sa table, s’efforçant d’être la plus discrète possible. Elle eut le réflexe de sortir son téléphone, le bascula en mode caméra et le posa sur la table pour filmer la scène.

            Son cœur battait fort dans sa poitrine. Elle songea à Matthew qui idéalisait sa femme. À la scène à laquelle elle avait assisté hier : cette complicité familiale et amoureuse qui émanait de leur couple. Comment pouvait-on à ce point feindre des sentiments ?

            Non, quelque chose ne cadrait pas. Vu la dévotion que Matthew continuait de porter à sa femme après sa mort, il paraissait peu probable que celle-ci ait été amoureuse d’un autre homme. Shapiro n’était pas un imbécile, il s’en serait aperçu, c’était évident. Mais n’est-il pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ?