Nom de Dieu !
Elle ne savait plus que penser. Elle essaya de se persuader que Kate et le mystérieux inconnu n’étaient pas amants, mais leurs attitudes étaient pourtant sans ambiguïté : promiscuité, doigts emmêlés, regards accrochés l’un à l’autre. Kate se laissa même aller à caresser le visage et les cheveux du type.
Emma vérifia que son téléphone continuait de filmer. La scène à laquelle elle assistait apparaissait à ce point surréaliste qu’elle devait en garder la trace.
Le type avait une petite quarantaine. Une beauté peut-être un peu sophistiquée et fragile. Un physique qui n’était pas totalement étranger à Emma…
Elle ne pouvait pas entendre ce qu’ils disaient, mais il ne faisait aucun doute qu’ils étaient tous les deux préoccupés. Par quoi ? L’homme était-il marié de son côté ? Essayaient-ils de se persuader de quitter leurs conjoints respectifs ? Ces suppositions renvoyèrent Emma à sa propre histoire et à des souvenirs pénibles de sa relation avec François.
Elle chassa ces pensées et prit soudain conscience du danger. Le pub était aux trois quarts vide. On allait finir par remarquer son manège. Elle éteignit son téléphone et battit discrètement en retraite.
L’air glacé lui fit du bien. Elle en inspira plusieurs goulées pour recouvrer ses esprits. Elle renonça à reprendre son vélo et s’avança vers l’un des taxis de la file de voitures qui patientaient devant l’entrée de l’hôtel Marriott.
Tant pis pour la caution de la bicyclette !
Au moment de monter dans le véhicule, elle réalisa que le trousseau de Kate devait sans doute contenir la clé de la maison familiale. Elle avait donc la possibilité de s’introduire au domicile des Shapiro et c’est cette destination qu’elle donna au chauffeur. Arrivée à Louisburg Square, elle fit le tour de la bâtisse, se demandant si Matthew et sa fille se trouvaient à l’intérieur. Elle s’interrogea sur l’opportunité de sonner à la porte pour le vérifier, mais y renonça.
Inutile que le « Matthew de 2010 » soit au courant de mon existence…
Elle remarqua aussi le petit sticker collé sur la fenêtre qui mettait en garde contre la présence d’un système d’alarme.
Merde…
Avoir les clés ne lui servirait pas à grand-chose si une sirène hurlante se déclenchait quelques secondes à peine après qu’elle aura poussé la porte.
Elle nota mentalement le nom de la société de surveillance avant de rebrousser chemin pour ne pas attirer l’attention. Désireuse de réfléchir tranquillement, elle se réfugia dans une boutique de cupcakes de Charles Street. Un lieu hybride à l’ambiance rétro qui offrait à ses clients la possibilité de déguster les pâtisseries, attablés à un comptoir en bois brut. Emma s’installa sur un tabouret et sortit son ordinateur. Pour la forme, elle commanda un café et une part de cheese-cake avant de se connecter à un annuaire en ligne pour trouver le numéro de téléphone des Shapiro. Elle appela et tomba sur le répondeur. Un message familial où même la petite Emily avait été mise à contribution. Elle raccrocha et rappela dans la foulée pour être certaine que la maison était vide. Puis elle contacta l’Imperator et demanda à parler à Romuald Leblanc.
– J’ai besoin de toi, tête de blatte.
– J’allais justement vous téléphoner, mademoiselle Lovenstein.
– Tu as du nouveau sur mon histoire ?
– J’ai envoyé certains de vos mails à Jarod. C’est l’un de mes amis informaticiens. Le plus doué que je connaisse. Il m’a dit qu’au début des années 2000, sur de nombreux forums, certains internautes avaient laissé des messages en prétendant venir du futur et être des voyageurs temporels. Bien entendu, c’étaient de mauvaises blagues, mais dans votre cas, c’est différent : le saut dans le temps marqué par l’horodatage des serveurs est un élément très troublant que mon ami est incapable d’expliquer. Je suis désolé.
– Tu as fait de ton mieux, merci. En fait, je t’appelle pour autre chose. Si je te donne l’adresse d’une habitation à Boston ainsi que le nom de la société de surveillance ayant installé le système d’alarme, serais-tu capable de le désactiver ?
– De le « désactiver » ? répéta mécaniquement le geek. Qu’est-ce que vous entendez par là au juste ?
– Tu te fous de moi ou quoi ? Est-ce que tu saurais neutraliser un système d’alarme à distance ?
– Non, c’est impossible. Comment voulez-vous que je fasse ?
– Je croyais que rien n’était impossible avec tes ordinateurs…
– Je n’ai jamais dit ça, se défendit-il.
Elle le provoqua :
– D’accord, j’ai compris. Tu es un beau parleur, mais lorsqu’il s’agit de passer à l’action, il n’y a plus personne…
– Hé ! se défendit-il. Grâce à qui avez-vous obtenu votre rendez-vous chez le coiffeur ?
– Je ne te parle pas d’un rendez-vous chez le coiffeur, là ! Je te parle de quelque chose de beaucoup plus grave.
– Mais je ne suis pas magicien, s’excusa presque Romuald.
– Je te donne l’adresse, tu as de quoi noter ?
– Mais je vous ai dit que…
– Tu as de quoi noter ? insista-t-elle.
– Allez-y, soupira-t-il.
– C’est chez Matthew et Kate Shapiro. Ils vivent à Boston, à l’intersection de Mount Vernon Street et de Willow Street. La société qui a installé leur alarme s’appelle The Blue Watcher. Elle est basée à Needham dans le Massachusetts.
– Et que voulez-vous que je fasse avec ça ?
– Ce que tu veux, mais grouille-toi. Dans un quart d’heure, je rentrerai dans cette foutue baraque. Si tu ne trouves rien, les flics viendront me choper et tu seras responsablede mon arrestation.
Elle raccrocha sans lui laisser le temps de répondre. Elle avait bien conscience qu’elle assignait à l’adolescent une mission difficile, mais elle avait confiance en son intelligence.
Elle but une gorgée de café et prit une bouchée de gâteau. Elle croyait ne pas avoir faim, mais elle mangea la pâtisserie avec un bon appétit. Tout en dégustant le cheese-cake, elle visionna le film qu’elle venait de tourner avec son téléphone. Le son était inexploitable, l’image était un peu sombre et saccadée, la prise de vue avait été effectuée de trop loin, mais les images ne laissaient planer aucun doute sur la nature de la relation entre Kate et le mystérieux inconnu.
Qui était cet homme ? Un collègue chirurgien ? Un ami du couple ? Pourquoi Emma avait-elle toujours l’impression diffuse que le physique de ce type ne lui était pas totalement inconnu ?
Hésitante sur le comportement à adopter, la jeune femme transféra le film de son téléphone sur son ordinateur avant d’ouvrir sa messagerie. L’esprit traversé d’interrogations, elle commença à rédiger un courrier à Matthew puis s’arrêta. Sous prétexte d’établir la vérité, avait-elle le droit de remuer le passé ? De s’immiscer dans l’intimité d’une famille qu’elle ne connaissait pas ? De raviver la douleur d’un homme qui ne parvenait pas à faire le deuil de son épouse ?
Sauf que cette femme n’est sans doute pas l’icône qu’il idolâtre…
Le doigt posé sur le pavé tactile de l’ordinateur, elle relut son message, hésita encore quelques secondes et appuya finalement sur ENVOI.
*
2011
– Je l’adore, ce petit chien ! s’exclama Emily en déboulant dans la cuisine avec le shar-pei dans son sillage.
Une bonne odeur de chocolat chaud flottait dans l’air. Tout en feuilletant le journal sur sa tablette tactile, April surveillait d’un œil la casserole qui chauffait sur la plaque à induction. Derrière son écran, l’œil mauvais, Matthew guettait depuis plusieurs heures une réponse d’Emma à son ultimatum de la veille.