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            Il sortit dans la rue, s’arrêta au premier distributeur pour retirer 700 dollars et fit quelques pas pour rejoindre l’un des nombreux cafés de Harvard Square. Il se laissa tomber sur un siège, démoralisé.

            Qu’allait-il se passer à présent ? Même si l’ordinateur redémarrait, rien ne garantissait à Matthew qu’il pourrait reprendre contact avec Emma. Leur dialogue à travers le temps ne tenait qu’à un fil, fragile, irrationnel, presque magique… mais qui risquait de se dissoudre dans du chocolat chaud ! Il repensa au dernier mail d’Emma. Ses dernières phrases s’étaient incrustées dans sa mémoire :

            J’ai beaucoup hésité avant de vous envoyer ce petit film en pièce jointe. J’espère qu’il ne vous heurtera pas trop. Veuillez me pardonner cette intrusion dans votre vie intime, mais savez-vous qui est l’homme en compagnie de votre femme ?

            Ce ton lui déplaisait. Que sous-entendait-elle ? Que Kate le trompait ? Que le film en question compromettait son honneur ? Non, c’était impossible. Il n’avait jamais douté de l’amour de sa femme et rien n’avait jamais fissuré cette confiance, ni avant ni après sa mort.

            Matthew prit une gorgée de café et essaya de se faire l’avocat du diable.

            Peut-être que leur vie sexuelle était un peu plus terne qu’aux premières heures de leur relation. Elle avait été torride, puis la naissance d’Emily était arrivée très vite. Mais les choses avaient repris leur cours. Peut-être moins intensément qu’au début, mais n’était-ce pas le lot commun de la plupart des couples ?

            Il continua de se faire mal. Et si Kate avait eu un amant ? Il secoua la tête. Aurait-elle eu envie d’en prendre un qu’elle n’aurait pas trouvé le temps ! Kate travaillait nuit et jour, tout le temps. Des horaires infernaux à l’hôpital qu’elle prolongeait par la lecture et l’écriture d’articles et d’ouvrages médicaux. Son peu de temps libre, elle le passait auprès de lui et d’Emily.

            Pensif, il se frotta le menton. Après la mort de sa femme, il s’était débarrassé de tous ses vêtements. Un camion de l’Armée du Salut avait emporté toutes ses affaires sans qu’il fasse le moindre tri pour ne pas s’infliger de douleur supplémentaire. Par la force des choses, il avait classé les papiers de Kate après son décès. Du côté financier, ils avaient un compte commun et il n’avait remarqué aucune dépense surprenante. Rien de suspect non plus dans les dossiers de son ordinateur. La seule chose qui l’ait stupéfié était les antidépresseurs qu’il avait trouvés dans sa salle de bains. Pourquoi Kate ne lui en avait-elle jamais parlé ? Il avait mis ça sur le compte de la surcharge de travail. Peut-être aurait-il dû creuser davantage…

            *

            – T’as mon oseille, chef ?

            Matthew tendit les sept billets de 100 dollars au vieux hippie qui les fit disparaître dans la poche de son jean.

            – C’est bon ? demanda-t-il en désignant les composants qui continuaient de sécher sous le réflecteur de la lampe.

            – Ouais, on va pouvoir r’monter tout ça, dit-il en joignant le geste à la parole.

            L’opération dura encore un bon quart d’heure, au terme duquel le vendeur prit un ton solennel :

            – C’est le moment d’croiser les doigts, chef.

            Il appuya sur le bouton de mise sous tension et le miracle se produisit. L’ordinateur se mit en marche, ronronna puis invita à rentrer le mot de passe de la session.

            Alléluia !

            Le clavier tactile fonctionnait parfaitement. Soulagé, Matthew tapa le code qui fut validé par le système.

            – Peut dire que vous avez une veine de cocu ! s’exclama le hippie.

            Matthew ignora la remarque. Il ouvrit un dossier, puis une application. Il allait se connecter à Internet lorsque brutalement l’écran se figea avant de devenir noir.

            Plus rien.

            Il essaya de le rallumer.

            Rien à faire.

            – L’est grillé, affirma le vendeur. C’était trop beau pour être vrai.

            – Mais il doit bien y avoir quelque chose à faire. Remplacer des composants ou bien…

            – Ça sera sans moi, chef. Ta machine est morte. C’est la vie.

            Il lui tendit un disque dur externe.

            – J’ai extrait de ta bécane tout c’qui était récupérable. C’est l’essentiel, non ?

            Non.

            Ce n’était pas l’essentiel…

 14

            Ekaterina Svatkovski

            Tu ne convoiteras point la femme de ton prochain.

            Exode, 20.17

            Boston, 2010

            11 heures du matin

            Le ciel s’était couvert à une vitesse stupéfiante. Le soleil radieux du début de matinée avait cédé la place à un épais voile nacré d’où n’avaient pas tardé à tomber les premiers flocons. À présent, une neige fine et serrée tourbillonnait dans les rues du South End.

            Emma chassa les cristaux neigeux qui s’accrochaient à ses cheveux et resserra sa capuche. Elle déambulait depuis une vingtaine de minutes. En sortant de la maison des Shapiro, elle était repassée par son hôtel, mais sa chambre n’était pas encore prête. Elle avait alors décidé de faire quelques pas pour réfléchir au grand air. Malheureusement, le froid était si vif qu’elle avait l’impression qu’il anesthésiait son cerveau.

            Elle arriva à l’angle de Copley Square et de Boylston Street, là où s’élevait le bâtiment solennel de la bibliothèque publique de la ville. Sans hésiter, elle grimpa les marches du perron et pénétra dans un hall somptueux décoré de fresques et de statues.

            On se serait cru dans un palais de la Renaissance italienne. Elle fit quelques pas au hasard, dépassant le comptoir d’accueil et la billetterie – qui vendait les tickets d’une exposition temporaire – pour arriver dans une petite cour intérieure qui ressemblait au cloître d’une abbaye. En suivant les indications d’un gardien, elle passa les portiques de sécurité et emprunta le grand escalier de marbre qui montait jusqu’à la salle de lecture.

            Le Bates Hall était une pièce monumentale qui s’étendait sur près de soixante-dix mètres de longueur sous un immense plafond voûté. De part et d’autre de la salle s’étiraient des dizaines de tables en bois sombre équipées de lampes en laiton aux abat-jour d’opaline.

            Emma s’installa à l’extrémité de la salle pour profiter de la lumière naturelle. Elle sortit son téléphone et son ordinateur portable puis se mit au travail, essayant de passer au crible toutes les « pièces à conviction » qu’elle avait collectées lors de son expédition.

            Première chose à l’avoir intriguée : l’ascendance russe de Kate ou plutôt de celle qui avait américanisé son prénom, mais qui s’appelait en réalité Ekaterina Lyudmila Svatkovski.

            Née le 6 mai 1975 à Saint-Pétersbourg (Russie).

            Elle regarda les photos de l’enfance de Kate. Âgée de six ou sept ans, on la voyait poser près d’une pianiste – sa mère sans aucun doute – dans des salles de concert ou de répétition. On retrouvait ensuite les deux femmes sur des clichés en extérieur sur lesquels apparaissaient parfois des clochers à bulbes caractéristiques de l’architecture orthodoxe. Plus tard, vers onze ou douze ans, le décor changeait. À la grisaille de la Venise du Nord succédait celle de la cité d’émeraude. Emma reconstitua mentalement cet itinéraire : l’exil de Saint-Pétersbourg vers Seattle.

            Les yeux dans le vague, Emma se caressa le menton puis tapa sur Google : « Svatkovski + pianiste ». La mère de Kate avait droit à sa propre fiche Wikipédia. Elle la parcourut avec curiosité.

            Anna Irina Svatkovski(12 février 1954 à Saint-Pétersbourg – 23 mars 1990 à Seattle) était une pianiste russe. Elle est décédée de complications liées à une sclérose en plaques.

            Enfant prodige du piano, elle étudie au conservatoire Rimsky-Korsakov de Saint-Pétersbourg, bénéficiant de l’enseignement de grands maîtres du lieu.