Matthew insista pour conduire. Alors qu’ils rejoignaient Boston, coincés dans les embouteillages, il ne se doutait pas que l’achat qu’il venait de faire allait changer sa vie à tout jamais.
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Miss Lovenstein
Les chiens ne m’ont jamais mordue. Seuls les hommes l’ont fait.
Marilyn MONROE
Bar du restaurant Imperator
Rockefeller Center, New York
18 h 45
Installé au sommet du Rockefeller Center, le bar de l’Imperator dominait la ville, offrant une vue panoramique sur Manhattan. Sa décoration résultait d’un savant mélange de tradition et de design. Lors de la rénovation de l’établissement, on avait pris soin de conserver les boiseries, les tables Art déco et les fauteuils clubs en cuir. Cet aménagement conférait à l’endroit une ambiance « cosy » de vieux club anglais qui se conjuguait à un espace plus moderne, à l’image du long bar lumineux en verre dépoli qui traversait la pièce.
Silhouette gracile et démarche légère, Emma Lovenstein se faufilait de table en table, servant les vins, invitant à la dégustation et expliquant avec pédagogie l’origine et l’historique des nectars. La jeune sommelière était douée pour communiquer son enthousiasme. L’envolée gracieuse de ses mains, la précision de ses gestes, la franchise de son sourire : tout dans son apparence reflétait sa passion et son désir de la partager.
Un ballet de serveurs apporta l’avant-dernier plat.
– La tartine de pied de cochon gratinée au parmesan, annonça Emma tandis que montaient des murmures d’approbation au fur et à mesure que les invités découvraient leur plat.
Elle servit à chacun un verre de vin rouge en prenant soin de masquer l’étiquette puis, pendant quelques minutes, répondit aux questions des convives, égrenant les indices pour leur faire découvrir le vin.
– Il s’agit d’un morgon, Côte du Py, cru du Beaujolais, révéla-t-elle enfin. Un vin long en bouche, gourmand, tendu, nerveux et velouté aux arômes de fraise et de griotte, qui rivalise à merveille avec le caractère canaille du pied de cochon.
C’est elle qui avait eu l’idée de ces dégustations œnologiques hebdomadaires qui, grâce au bouche à oreille, connaissaient de plus en plus de succès. Le concept était simple : Emma proposait une dégustation de quatre vins accompagnés de quatre mets imaginés par le chef du restaurant gastronomique, Jonathan Lempereur. D’une durée d’une heure, chaque rencontre était organisée autour d’un thème spécifique, d’un cépage ou d’un lieu et était prétexte à une initiation ludique à l’œnologie.
Emma passa derrière le comptoir et fit signe aux serveurs d’apporter le dernier plat. Elle profita de ce moment de battement pour jeter un coup d’œil discret à son téléphone cellulaire qui était en train de clignoter. En prenant connaissance du SMS, elle eut un moment de panique.
Je suis de passage à New York cette semaine. On dîne
ensemble ce soir ?
Tu me manques.
François
– Emma ?
La voix de son assistant la tira de la contemplation de son écran. Elle se ressaisit immédiatement et annonça à la salle :
– Pour conclure cette dégustation, nous vous proposons un ananas aux pétales de magnolia, accompagné de sa glace aux marshmallows caramélisés au feu de bois.
Elle ouvrit deux nouvelles bouteilles de vin et servit son auditoire. Après un jeu de devinettes, elle conclut :
– Un vin italien, piémontais, un moscato d’Asti. Un cépage gourmand, aromatique et aérien, légèrement pétillant et sucré. Un vin au nez de rose et aux bulles fines qui viennent soutenir élégamment la fraîcheur de l’ananas.
La soirée s’acheva sur des questions du public. Une partie des demandes concernait le parcours professionnel d’Emma, qui y répondit volontiers, ne laissant rien transparaître du trouble qui l’habitait.
Elle était née dans une famille modeste de Virginie-Occidentale. L’été de ses quatorze ans, son père, chauffeur routier, avait emmené sa famille visiter les vignobles de Californie. Pour l’adolescente, cette découverte avait été un véritable enchantement qui avait déclenché un intérêt et une passion pour le vin ainsi qu’une vocation toute trouvée.
Elle avait intégré le lycée hôtelier de Charleston qui proposait une formation solide en œnologie. Une fois son diplôme en poche, elle avait quitté sans regret son bled paumé. Direction New York ! Elle avait d’abord été serveuse dans un établissement modeste, puis chef de rang dans un restaurant à la mode de West Village. Elle travaillait alors jusqu’à seize heures par jour, servant à table, conseillant les vins et s’occupant du bar. Un jour, elle était tombée sur un drôle de client. Quelqu’un dont elle avait immédiatement reconnu le visage : son idole, Jonathan Lempereur. Celui que les critiques gastronomiques surnommaient le « Mozart de la gastronomie ». Le chef dirigeait un prestigieux restaurant de Manhattan : le fameux Imperator, considéré par certains comme la « meilleure table du monde ». L’Imperator était vraiment le saint des saints, accueillant chaque année des milliers de clients venus des quatre coins de la planète, et il fallait souvent attendre plus d’un an pour obtenir une réservation. Ce jour-là, Lempereur déjeunait avec sa femme. Incognito. À l’époque, il possédait déjà des restaurants dans le monde entier. C’était un type incroyablement jeune pour être à la tête d’un tel empire.
Emma avait pris son courage à deux mains et avait osé aborder l’« idole ». Jonathan l’avait écoutée avec intérêt et, très vite, le déjeuner s’était transformé en entretien d’embauche. Le succès n’avait pas tourné la tête de Lempereur. Il était exigeant, mais humble, toujours à l’affût de nouveaux talents. Au moment de régler l’addition, il lui avait tendu sa carte en disant :
– Vous commencez demain.
Le lendemain, elle signait un contrat de chef sommelier adjoint à l’Imperator. Pendant trois ans, elle s’était formidablement bien entendue avec Jonathan. Lempereur avait une créativité débordante et la recherche de l’accord entre les mets et le vin avait toute sa place dans sa cuisine. Professionnellement, elle avait réalisé son rêve. L’année précédente, après une rupture conjugale, le chef français avait rendu son tablier. Le restaurant avait été repris, mais même si Jonathan Lempereur n’était plus aux fourneaux, son esprit continuait à imprégner les lieux, et les plats qu’il avait créés figuraient toujours à la carte.
– Je vous remercie pour votre présence et j’espère que vous avez passé une bonne soirée, lança-t-elle pour mettre fin à la séance.
Elle salua les clients, fit un rapide débriefing avec son assistant et récupéra ses affaires pour rentrer chez elle.
*
Emma prit l’ascenseur et en quelques secondes se retrouva au pied du Rockefeller Center. Il faisait nuit depuis longtemps. De la buée sortait de sa bouche. Le vent glacial qui balayait le parvis n’avait pas découragé les nombreux badauds se pressant contre les barrières pour photographier l’immense sapin de Noël qui dominait la patinoire. Haut d’une trentaine de mètres, l’arbre ployait sous les guirlandes électriques et les décorations. Le spectacle était impressionnant, mais donna le cafard à Emma. Ça avait beau être un cliché, le poids de la solitude était vraiment plus lourd lors des fêtes de fin d’année. Elle s’approcha du bord du trottoir, ajusta son bonnet et resserra son écharpe tout en scrutant les lumineux sur le toit des taxis, espérant, sans trop y croire, repérer une voiture libre. Malheureusement, c’était l’heure de pointe et tous les yellow cabsqui passaient devant elle avaient déjà chargé des passagers. Résignée, elle fendit la cohue et marcha d’un pas pressé jusqu’à l’angle de Lexington Avenue et de la 53 eRue. Elle s’engouffra dans la station de métro et prit la ligne E, direction downtown. C’était prévisible, le wagon était bondé et elle voyagea debout, comprimée par les autres usagers.
Malgré les secousses, elle extirpa son téléphone et relut le SMS qu’elle connaissait pourtant par cœur.
Je suis de passage à New York cette semaine. On dîne
ensemble ce soir ?
Tu me manques.
François
Va te faire foutre, sale connard. Je ne suis pas à ta disposition !fulmina-t-elle en ne quittant pas l’écran des yeux.