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            Elle débute sa carrière soliste à l’âge de seize ans avec le premier concerto de Rachmaninov accompagnée par l’orchestre de Saint-Pétersbourg. Elle est ensuite l’invitée de nombreux festivals et se produit dans les lieux les plus prestigieux tels que la Philharmonie de Berlin ou le Carnegie Hall de New York. Elle grave pour Deutsche Grammophon son premier enregistrement : la Sonate en si mineurde Franz Liszt. Le disque restera comme une référence absolue de l’œuvre.

            Alors qu’une brillante carrière s’ouvre à elle, son destin bascule en 1976 : une poussée de sclérose en plaques se déclenche alors qu’elle vient de donner naissance à sa fille. Les complications de cette maladie la contraignent à mettre entre parenthèses sa vie de concertiste. Au début des années 1980, elle part se faire soigner aux États-Unis, mais décède en 1990 après avoir passé ses dernières années dans la misère.

            Emma s’imagina l’enfance et le début d’adolescence de Kate. Une vie difficile dans un pays étranger, la culpabilité de se croire responsable de la maladie de sa mère, puis le traumatisme de sa mort qui avait dû influencer le choix de la carrière médicale de la jeune Kate. Elle compta en s’aidant de ses doigts. Si sa mère était morte en 1990, Kate n’avait alors que quatorze ou quinze ans. Qui l’avait élevée à partir de cette époque ? Son père ? Peut-être, mais ni la notice ni les photos ne signalaient son existence.

            Les clichés suivants étaient plus joyeux. On y voyait Kate à la prestigieuse université de Berkeley souvent en compagnie de la même jeune femme, une étudiante d’origine indienne. La fameuse Joyce Wilkinson ?se demanda Emma en repensant à la dernière « question secrète » de la société de surveillance. Quelque chose d’autre la titillait : sur ces clichés, Kate avait visiblement entre dix-huit et vingt ans, mais les traits de son visage n’étaient pas exactement les mêmes qu’aujourd’hui. Emma transféra les photos sur son ordinateur pour les comparer sur grand écran à des images plus récentes. La transformation était évidente, mais pas saisissante : pommettes plus hautes, visage plus symétrique. La jeune femme était assurément passée entre les mains d’un chirurgien esthétique. Mais pour quelle raison ? Pourquoi vouloir devenir « plus que parfaite » lorsque vous êtes déjà aussi jolie ?

            Peut-être un accident qui avait nécessité une chirurgie réparatrice ?

            Elle laissa planer la question sans pouvoir y apporter de réponse, puis s’intéressa au cliché glamour qu’elle avait aussi importé sur l’écran de l’ordinateur. À peine plus âgée que sur les photos précédentes, Kate fixait l’objectif d’un air de défi. Les mains croisées sur la poitrine laissaient deviner la forme de ses seins et ne cachaient ni son ventre ni la naissance de sa féminité. La photo dégageait une sensualité troublante.

            Qu’est-ce que ça fait de pouvoir avoir n’importe quel mec en claquant des doigts ?demanda Emma comme si elle s’adressait à Kate. Est-ce que la vie est plus facile ? Est-ce que l’on connaît les mêmes chagrins d’amour, les mêmes tourments que le commun des mortels ?

            Sans doute, si l’on en jugeait par les médicaments qu’elle avait trouvés dans son armoire à pharmacie…

            Elle fronça les sourcils et rapprocha son visage de l’écran tout en effectuant un agrandissement de la photo. À cette époque, Kate portait un tatouage sur le haut du bras gauche. Un signe que l’on ne retrouvait sur aucun des autres clichés. Était-ce un tatouage temporaire ou se l’était-elle fait retirer ? C’était impossible à dire. En revanche, Emma pouvait peut-être deviner le motif. À l’aide du pavé tactile, elle isola la zone du dessin pour la recadrer et l’agrandir encore. La figure d’un cheval pourvu d’une corne torsadée se dessina sur l’écran.

            Une licorne…

            Elle fit une copie du symbole sans savoir si cet élément relevait de l’anecdote ou avait une véritable importance. Puis elle leva les yeux de son écran et se frotta les paupières. Par la fenêtre de la bibliothèque, elle apercevait la neige qui tombait en flocons de plus en plus drus. Cette vision la fit frissonner. Ici, il faisait pourtant bon. Le chauffage ronronnait. Propice à la réflexion, le lieu était sécurisant, presque chaleureux et intimiste, malgré son gigantisme, comme si un vieux club anglais avait installé ses quartiers dans une cathédrale. Emma se raccrocha à des éléments qui la rassuraient : les milliers d’ouvrages richement reliés sur les rayonnages, le bruissement des pages qui se tournent, le glissement des stylos sur le papier, les touches d’ordinateur que l’on effleure.

            Elle eut soudain besoin de se sentir protégée. Car en découvrant le sac de sport rouge caché dans le faux plafond de la maison des Shapiro, elle avait conscience d’avoir vu quelque chose qu’elle n’aurait jamais dû voir. Quelque chose de potentiellement très dangereux.

            Elle ferma les yeux et se repassa la scène mentalement. Lorsqu’elle avait ouvert la fermeture éclair, elle était tombée sur des dizaines de liasses de cent dollars. Elle fit un rapide calcul. Le fourre-tout pesait au moins cinq kilos. Combien pesait un billet de 100 dollars ? À peine un gramme ? Le sac devait donc contenir pas loin de 500 000 dollars…

            Un demi-million…

            Quel genre de personne possède un demi-million de dollars planqué dans le plafond de son dressing ?se demanda-t-elle en regardant la photo de Kate dont les yeux semblaient la transpercer.

            Qui es-tu vraiment, Kate Shapiro ?

            Qui es-tu vraiment, Ekaterina Lyudmila Svatkovski ?

            *

            Emma rassembla ses affaires. Elle s’apprêtait à ranger son ordinateur dans son sac lorsqu’elle se rappela qu’elle n’avait pas encore visionné les photos de Matthew rapatriées depuis le PC familial. Elle brancha sa clé USB au cas où. Le transfert avait été interrompu par l’arrivée de Matthew et de sa femme, mais plusieurs centaines de clichés avaient néanmoins été copiés. Elle les visionna rapidement en adoptant un ordre antichronologique : des scènes de la vie quotidienne, brossant le tableau d’une vie familiale heureuse articulée autour de la petite Emily. Emma accéléra le diaporama pour remonter plus loin dans le temps : avant la naissance de la petite fille, avant même le mariage de Matthew et de Kate. Et ce qu’elle découvrit la stupéfia : Matthew avait été marié avant de rencontrer Kate ! Sur des dizaines de photos apparaissait une petite femme brune, mince, aux cheveux longs souvent noués en une tresse. Même sur les photos, elle souriait rarement. Son visage était fin, souvent figé dans une pose sévère qui évoqua à Emma une intellectuelle, une maîtresse d’école à l’ancienne ou une bibliothécaire coincée.

            Elle fit défiler les images jusqu’à tomber sur les photos de leur mariage. Elles ne dataient pas d’hier. Ce n’étaient même pas des images numériques, mais des clichés scannés. Sur l’un d’entre eux, on voyait le dessert géant préparé pour l’événement : un gâteau à étages, rose et blanc, débordant de crème. Une inscription sur un carré de pâte d’amandes indiquait :

            Sarah + Matt

            20 mars 1996

            Internet permit à Emma de retrouver la trace d’une certaine « Sarah Shapiro » dans le compte rendu en ligne d’un voyage scolaire effectué par les élèves de CM1 d’une école primaire de Roxbury. Le document était vieux de six ans, mais Emma essaya à tout hasard d’appeler l’établissement. Bien que l’on soit en période de vacances scolaires, le secrétariat répondit à son appel. Sarah Shapiro avait bien enseigné dans cette école. Depuis son divorce, elle avait repris son nom de jeune fille – Higgins – et demandé une mutation dans un autre établissement. On communiqua à Emma le nom d’une école primaire à Wattapan. Nouveau coup de fil. Nouveau secrétariat. Non seulement Sarah Higgins enseignait bien ici, mais encore l’école primaire continuait d’accueillir des enfants défavorisés pendant les congés de Noël. En ce moment même, Sarah encadrait une sortie scolaire à la patinoire municipale de Wattapan…

            *

            Boston, 2011

            11 h 15

            Matthew rentra chez lui, inquiet et abattu. Il ouvrit la porte et découvrit un mot épinglé sur le tableau en liège :

            Nous sommes allées faire un tour au marché de Noël de Marlborough Street. Si tu es sage, on te rapportera une bouteille de cidre !

            On t’embrasse.

            Emily + April.

            Clovis, le shar-pei, vint se frotter contre sa jambe. Pensif, Matthew lui gratta la tête. Le chien avait renversé sa gamelle d’eau ; il la lui remplit tout en réfléchissant. L’ordinateur portable était définitivement hors service, mais il pouvait toujours utiliser le vieux PC de la maison pour lire le disque dur. Il s’installa donc à la petite table marquetée sur laquelle était posé l’ordinateur familial. Il brancha le périphérique que lui avait remis le vieil hippie et commença son exploration. Le support informatique étant presque vide, il ne fut pas long à mettre la main sur le fichier vidéo (IMG_5662. MOV) qu’il cherchait.