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            Il lança le film manifestement tourné avec un téléphone portable et resta pétrifié pendant les trois minutes que durait l’enregistrement. Il n’en croyait pas ses yeux ! Kate était blottie contre un homme qu’il ne connaissait pas. Ils s’embrassaient, se caressaient, se lançaient des regards énamourés d’adolescents.

            – NON !

            Il s’empara du premier objet qui tomba sous sa main – un mug en porcelaine débordant de crayons – et le fracassa contre le mur. L’explosion de la tasse effraya Clovis qui se cacha sous la table basse. Matthew ferma les yeux, se prit le visage entre les mains et demeura prostré un long moment. Anéanti.

            Ce n’est pas possible…

            Il releva la tête. Il devait y avoir une explication. Même les images les plus explicites pouvaient parfois avoir un sens caché. De quand datait le film, d’abord ? Dans son message, Emma indiquait qu’elle venait juste de le tourner. Il datait donc du matin du 23 décembre 2010, soit un jour à peine avant l’accident et la mort de Kate. Le lieu ensuite. Les boiseries lui rappelaient le Grill 23 ou le McKinty’s dans lesquels ils se rendaient parfois, mais à y regarder de plus près le miroir et l’horloge murale ne cadraient pas avec ces deux adresses. Le type : grand, cheveux blonds coupés court, manteau de cuir noir. Le connaissait-il ? Peut-être, mais il était incapable de mettre un nom sur son visage. Leur comportement enfin, le plus insupportable pour lui. Kate aimait cet homme, ça crevait les yeux. Leur complicité était évidente, leurs souffles se mêlaient, leurs deux cœurs étaient parcourus du même frisson. Depuis combien de temps durait cette relation ? Comment avait-il fait pour ne pas s’en douter ?

            Il serra le poing, envahi par la colère et une immense déception. Kate, l’amour de sa vie, l’avait trahi et il ne l’apprenait que maintenant, un an après sa mort ! Le sentiment de trahison laissa place au dégoût. Toujours sous le choc, il se traîna jusqu’à la véranda et ouvrit la baie vitrée. Il avait besoin d’air frais, comme un plongeur trop longtemps resté en apnée. Il haleta, ses jambes se dérobèrent sous lui et il se laissa tomber sur l’une des chaises de jardin. Son corps était secoué de sanglots, des larmes coulaient sur son visage sans qu’il puisse les arrêter. Un goût d’acide monta dans sa bouche.

            Soudain, un cri jaillit du salon.

            – Papa, papa, on t’a acheté du cidre et des bonshommes en pain d’épice ! lança Emily en débarquant sur la terrasse.

            Elle se jeta dans ses bras et il enfouit le beau visage de sa petite fille au creux de son cou tout en essuyant ses larmes avec sa manche.

            April remarqua sa tristesse et l’interrogea du regard.

            –  Je te ra-con-te-rai,articula-t-il en silence pour qu’elle puisse lire sur ses lèvres.

            – Tu as pu faire réparer l’ordinateur, papa ?

            Il secoua la tête.

            – Non, ma puce, mais ce n’est pas grave.

            – Je suis désolée, dit-elle en baissant les yeux tristement.

            – Ce sont des choses qui peuvent arriver, mon cœur. Tout le monde commet des erreurs. Ça te servira de leçon pour la prochaine fois.

            – Ça, c’est sûr ! répondit-elle en levant son beau visage vers le soleil.

            Comme souvent, le trop-plein de luminosité lui donna envie d’éternuer.

            – À tes souhaits, mon bébé.

            – Je suis plus un bébé !

            Cet éternuement…

            Matthew plissa les yeux, puis se pétrifia, cloué sur place par un souvenir refoulé qui venait de lui exploser à la figure comme une grenade.

            *

            Six mois plus tôt, le 4 juillet 2011, jour de la fête nationale, il avait accepté une invitation de Rachel Smith, une de ses collègues à Harvard, qui organisait un barbecue dans sa résidence secondaire à Cap Cod : un ancien phare niché sur un bras de mer rocheux, l’océan à perte de vue. Pendant que les hommes s’occupaient des grillades, les femmes papotaient près de l’eau et les enfants jouaient dans le phare sous la surveillance d’une nounou de la famille.

            – Qui veut du poulet ? Qui veut des hot-dogs ? cria à la cantonade David Smith, un type sympathique, toujours d’humeur égale, qui travaillait comme médecin généraliste à Charlestown.

            Immédiatement, les quatre gamines sortirent en courant de leur repaire pour se précipiter vers la nourriture. C’était une magnifique journée d’été. Le soleil tapait fort. En arrivant dans la lumière, Emily mit la main devant sa bouche et éternua à deux reprises.

            – Ça lui fait ça chaque fois qu’elle passe de l’ombre à la lumière, nota Matthew. C’est bizarre, non ?

            – Ne t’inquiète pas, lui dit David. C’est un phénomène connu : la lumière fait éternuer environ une personne sur quatre. C’est une particularité génétique bénigne. En médecine, on appelle ça le réflexe photo-sternutatoire.

            – Comment tu l’expliques ?

            Le médecin remua dans l’air sa longue fourchette à steak comme s’il se trouvait devant un tableau noir.

            – Bon, tu vois les nerfs optiques ? Ils sont situés à proximité d’un grand nerf crânien : le nerf trijumeau qui contrôle la sensibilité de tout le visage. C’est lui par exemple qui permet la production de larmes et de salive ainsi que les expressions du visage. Et c’est ce nerf qui déclenche les éternuements.

            – D’accord, acquiesça Matthew.

            David continua en pointant le soleil.

            – Lors d’un afflux brutal de lumière, il y a chez certaines personnes une sorte d’interférence entre ces deux nerfs : la luminosité stimule le nerf optique qui « court-circuite » le nerf trijumeau et provoque l’éternuement.

            – Comme deux fils électriques ?

            – T’as tout compris, mon pote.

            – Et tu es certain que ce n’est pas grave ?

            – Absolument ! C’est juste une petite anomalie congénitale au niveau du nerf crânien. D’ailleurs, tu dois toi-même avoir ce problème, non ?

            – Pas du tout, je n’ai jamais ressenti ça.

            – Alors Kate devait l’avoir, c’est sûr.

            – Pourquoi ?

            – C’est ce que l’on appelle un trait génétique de transmission autosomique dominante.

            – Ce qui signifie ?

            – Que toute personne atteinte de cette anomalie a au moins un de ses parents atteints. Donc, si ce n’est pas toi, c’était obligatoirement Kate. Tiens, prends ton steak avant qu’il ne brûle.

            Matthew avait hoché la tête et s’était éloigné quelques instants. Pensif. Pendant quatre ans, pas une seule fois il n’avait vu Kate éternuer à la lumière…

            – Papa, regarde mon gros hot-dog ! cria Emily en se jetant dans ses bras, envoyant dans son élan une belle giclée de ketchup sur la chemise de son père. Oh…

            – Ce n’est pas grave, mais attention, chérie, tu fais des gestes trop brusques.

            Il essuya la tache de sauce tomate sur son vêtement tout en repensant à ce que venait de lui raconter le médecin. Puis il choisit de ne pas se tracasser avec ça et refoula cet épisode très loin dans sa mémoire.

            *

            Maintenant, cette scène lui revenait brutalement à l’esprit.