Retour au présent. Retour à la colère. À la sidération. À la détresse surtout. Un doute atroce s’instillait en lui. Et si Emily n’était pas sa fille ? Il se refit le film à l’envers. Il avait rencontré Kate en octobre 2006. D’après ce qu’elle lui avait laissé entendre, Emily avait été conçue le 29 octobre. Elle était née huit mois plus tard, le 21 juin, le jour de l’été. Un bébé prématuré d’un mois, c’était commun. Sauf qu’Emily n’avait rien d’une prématurée : 3,4 kilos à la naissance, grande de 52 centimètres, elle n’était pas restée longtemps en observation à l’hôpital. Mais là encore, tout à sa joie d’être père, il ne s’était pas embarrassé de ces « détails ».
– Ça va, papa ? Tu veux goûter ton pain d’épice ?
La question d’Emily ne le sortit pas tout à fait de ses pensées.
– Plus tard, chérie, marmonna-t-il.
Il se tourna vers April et, sans lui donner la moindre explication, lui annonça :
– Il faut que j’aille faire une course.
*
Boston, 2010
12 h 30
Le taxi abandonna Emma sur Somerset Street, au cœur de Wattapan. Situé à l’extrême sud de Boston, le quartier n’était pas le genre d’endroit auquel les guides touristiques consacrent plusieurs pages. À cause de la neige, les rues étaient presque désertes. Emma ne s’y sentit pas en danger, mais le décor n’était pas des plus reluisant : des petits immeubles en brique en attente de rénovation, des entrepôts, des maisons aux toits de tôle, des murs saturés de graffitis et des palissades entourant des terrains vagues.
En remontant l’avenue à la recherche de la patinoire, elle croisa un groupe de clochards qui squattaient le trottoir pour se réchauffer autour d’un brasero, en descendant des canettes de bière dissimulées dans des sacs de papier kraft. Des insultes imbibées d’alcool fusèrent sur son passage, mais il en aurait fallu plus pour l’intimider ou la faire renoncer.
Enfin, elle arriva devant le bâtiment de la patinoire municipale. Un gigantesque hangar métallique à la façade « repeinte » par les tags des lascars du quartier. Emma s’y engouffra. Elle acheta un ticket pour pouvoir pénétrer dans la salle, mais descendit directement dans les gradins sans passer par les vestiaires.
Des cris d’enfants résonnaient bruyamment dans l’enceinte. Sur la glace, une moitié de la surface était réservée à un groupe d’écoliers de six ou sept ans qui suivaient un cours d’initiation au hockey dispensé par un jeune moniteur. Deux institutrices accompagnaient la séance, relevant les gamins qui chutaient, fixant leurs patins, réajustant leurs casques ou leurs protège-tibias.
Emma s’approcha au bord de la surface verglacée. Parmi les deux monitrices, elle reconnut immédiatement Sarah Higgins. Elle avait coupé ses cheveux très court et perdu encore quelques kilos. Vêtue d’une paire de jeans et d’un pull à grosses mailles, elle avait évidemment un peu vieilli par rapport aux photos.
– Madame Shapiro ?
Elle se retourna brusquement comme sous le choc d’une décharge électrique et fixa Emma, sidérée. Depuis quand ne l’avait-on plus appelée comme ça ?
– Qui êtes-vous ? demanda l’institutrice en patinant pour se rapprocher du bord.
– Une amie de Matthew. Je crois qu’il a des ennuis et j’aimerais l’aider.
– Ça ne me regarde pas.
– Vous avez cinq minutes à m’accorder ?
– Pas maintenant. Vous voyez bien que je travaille.
– C’est vraiment important, insista Emma.
Sarah poussa un soupir de résignation.
– Il y a une sorte de buvette, un peu plus haut. Allez m’y attendre. Je vous y rejoins dans un quart d’heure.
*
Vingt minutes plus tard
– J’ai été mariée presque dix ans avec Matthew, mais je le connais depuis plus longtemps encore, commença Sarah avant de prendre une gorgée de thé.
Assise devant elle, Emma l’écoutait avec attention en triturant nerveusement la paille qui flottait dans son verre de Coca.
– Nous nous sommes rencontrés en 1992 sur les bancs de l’université du Massachusetts. Matt étudiait la philosophie et moi les sciences de l’éducation.
– Un coup de foudre ?
– Disons que c’était davantage une attirance intellectuelle. Nous avions lu les mêmes livres, partagions les mêmes idées, les mêmes préférences politiques. Nous nous sommes d’ailleurs embrassés pour la première fois le soir de la première élection de Bill Clinton. Nous étions tous les deux bénévoles dans son comité de soutien…
Sarah détourna la tête et ferma brièvement les yeux. Tout cela paraissait si loin aujourd’hui.
Emma la relança :
– Vous vous êtes séparés il y a quatre ans, c’est bien ça ?
– Un peu plus. Tout cela a été très brutal, en fait. Très inattendu.
– Votre couple traversait une mauvaise passe ?
– Même pas. Nous vivions tranquilles, nous étions heureux. Moi du moins, je l’étais…
– Matthew est parti du jour au lendemain ?
Sarah eut un rire nerveux.
– C’est l’expression qui convient, en effet. Un soir, il est rentré à la maison, il m’a avoué qu’il avait rencontré une femme, qu’il en était amoureux et qu’il voulait vivre avec elle. Il était déterminé, sûr de lui. Il ne m’a pas laissé le choix.
– Cette femme, c’était Kate ?
– Bien sûr ! Il l’avait rencontrée quelques jours plus tôt à l’hôpital. Il s’était blessé avec un sécateur en jardinant et c’est elle qui l’avait soigné. Et dire que c’est moi qui avais insisté pour le conduire aux urgences ce jour-là ! Matt prétendait que c’était trois fois rien et ne voulait pas y aller…
Emma ne put s’empêcher de la bousculer.
– Vous ne vous êtes pas battue pour le retenir ?
Sarah haussa les épaules.
– Vous avez bien regardé cette femme ? Je n’avais pas les armes pour lutter. Elle était plus jeune, plus belle, plus brillante que moi. Et puis, pendant des années, nous avions essayé sans succès d’avoir un enfant, alors…
Sa voix s’étrangla, mais elle poursuivit :
– Matthew est quelqu’un de romantique et d’idéaliste. Lorsqu’il a rencontré Kate, il s’est persuadé d’avoir trouvé son âme sœur. Et apparemment, elle aussi l’aimait. Peut-être même plus que moi. En tout cas, elle savait mieux le lui montrer.
À présent, des larmes brillaient dans ses yeux.
– Pendant quelque temps, j’ai espéré que tout ça ne soit qu’une passade, puis lorsque j’ai appris que Kate était enceinte, j’ai compris que tout était définitivement fini entre Matt et moi.
Soudain, le groupe d’enfants envahit la buvette dans une clameur. Sarah regarda sa montre et se leva.
– Bon, je dois y aller. Pourquoi prétendez-vous que Matthew a des ennuis ?
– Je… je ne peux pas vous le dire encore. Vous êtes restée en contact avec lui ?
Sarah secoua la tête.
– Vous plaisantez ? Ces dernières années ont été cauchemardesques et je commence à peine à me remettre de ce divorce. Je n’ai plus adressé la parole à Matthew depuis quatre ans et j’ai bien l’intention de continuer ainsi.
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