Puis il inséra le tout dans une troisième enveloppe à bulles en joignant son règlement (159 dollars pour le laboratoire ainsi qu’un surplus de 99 dollars pour que l’analyse ait lieu le jour même). Il termina l’opération en inscrivant le nom du laboratoire :
InfinitGene
425 Orchid Street
West Cambridge, MA 02138
En achetant le test, il avait volontairement choisi un laboratoire du Massachusetts pour que l’analyse puisse se faire le plus rapidement possible et qu’on lui communique les résultats dans la soirée, avant minuit, sur sa boîte mail. Il y avait cependant une deadline : le labo devait recevoir les échantillons avant 14 heures.
Il regarda l’horloge murale.
13 h 10.
C’était bien sûr trop tard pour UPS ou pour FedEx, mais il pouvait toujours porter lui-même en voiture l’enveloppe au laboratoire. Même avec la circulation, il y serait en moins d’une demi-heure.
– Tu peux me prêter la Camaro, April ?
– Tu peux aller te faire foutre, Matthew ?
À l’autre bout de la pièce, Emily réagit promptement :
– Il ne faut pas dire des gros mots, April ! la gronda la petite fille en bouchant les oreilles du shar-pei.
Matthew enfila son manteau et prit sa mallette.
– Tant pis, j’attraperai un taxi sur Beacon Street, dit-il en mettant la grande enveloppe sous son bras.
*
Restée seule, April encaissa le choc. Il fallait absolument qu’elle empêche son ami de faire une connerie.
Elle s’approcha du coussin capitonné où Emily et Clovis se prélassaient.
– Je suis obligée de te laisser seule quelques minutes, mon cœur, alors tu vas me promettre de ne pas faire de bêtises, d’accord ?
Un peu inquiète, la petite fille pinça les lèvres.
– Je ne joue pas avec les allumettes, c’est ça ?
– Tu restes sagement devant SOS Fantômeset tu attends l’arrivée du Bibendum Chamallow. C’est ton passage préféré, n’est-ce pas ?
Elle acquiesça en silence.
April pointa ensuite un index menaçant en direction du shar-pei.
– Et toi, l’hippopotame, tu as intérêt à bien monter la garde !
Elle passa son imperméable, cueillit ses clés de voiture et sortit sur Louisburg Square. La Camaro était garée de l’autre côté du parc. Elle mit le contact, fila tout droit pour attraper Charles Street et grilla allègrement le feu au croisement qui permettait de rejoindre Beacon Street.
Si Matt avait pris un taxi sur l’avenue, il devait encore être dans les environs. April zigzagua entre les véhicules, dévisageant les passagers à l’arrière des taxis chaque fois qu’elle en croisait un.
Rapidement, au bout de cinq cents mètres, elle repéra Matthew dans un CleanAir Cab, l’un de ces taxis hybrides qui se multipliaient en ville depuis deux ou trois ans. D’un coup d’accélérateur, elle se porta à son niveau et adressa un signe à son ami pour l’inciter à descendre. Mais Matthew n’était pas décidé à obtempérer. Au contraire, il se pencha vers le chauffeur pour lui demander de presser l’allure.
April soupira et rétrograda pour se replacer dans la roue de la Toyota. Elle laissa le taxi s’engager sur la structure de fer du Harvard Bridge, puis accéléra. Sur quelques mètres, les deux véhicules roulèrent dangereusement côte à côte jusqu’à se frôler. Puis le chauffeur de taxi prit peur et décida de se ranger sur la file de droite.
– Sortez de ma voiture ! ordonna-t-il à Matthew. Vous allez m’attirer des ennuis.
À son tour, April s’était garée derrière le green cab.
Matthew essaya de convaincre le chauffeur de reprendre sa course, mais il ne voulut rien savoir et démarra au quart de tour pour rejoindre le centre-ville.
April mit ses feux de détresse et claqua la porte de la Camaro dans un concert d’avertisseurs sonores. Il était dangereux et strictement interdit de stationner sur l’une des quatre voies du pont.
– Allez, Matt, rentrons à la maison, cria-t-elle en le rejoignant sur la rampe réservée aux promeneurs et aux joggeurs.
– Il n’en est pas question ! De quoi tu te mêles, bon sang ?
– À quoi ça va t’avancer de faire ce test de paternité ? demanda April en haussant la voix pour couvrir le bruit de la circulation. Est-ce que tu aimeras moins Emily si ce n’est pas ta fille biologique ?
– Bien sûr que non, mais je ne veux pas vivre dans le mensonge.
– Réfléchis bien, Matt, conseilla-t-elle en lui posant la main sur le bras.
– C’est tout réfléchi. J’ai droit à la vérité. Je veux comprendre ce qui s’est passé avec Kate. Je veux savoir pourquoielle m’a trompé et avec qui.
– Kate est morte, Matt. Il serait temps que tu l’acceptes. Tu as vécu des années heureuses avec elle et quoi qu’il ait pu arriver avant, c’est toi qu’elle a choisi pour être le père de son enfant.
Matt écouta l’argument, mais sa peine était trop grande.
– Tu ne comprends pas. Kate m’a trahi. J’avais mis toute ma confiance en elle. J’ai quitté ma femme pour elle, j’ai…
– Tu n’aimais plus Sarah depuis longtemps, objecta-t-elle.
– Peu importe. Pendant quatre ans, j’ai laissé entrer dans ma vie une étrangère, quelqu’un que je croyais connaître. Il faut que je sache qui elle était vraiment. Il faut que j’enquête sur elle.
April empoigna Matthew par le col et le secoua sans ménagement.
– Mais elle est morte, putain ! Réveille-toi ! Pourquoi perdre du temps à fouiller dans le passé des gens ?
– Pour les connaître vraiment, répondit-il en se libérant de son emprise.
– Et moi, tu me connais vraiment ? demanda-t-elle, changeant de façon inattendue l’angle de la conversation.
Il fronça les sourcils.
– Oui, je crois. Enfin, tu es ma meilleure amie et…
– Qu’est-ce que tu connais réellementde moi, Matt ?
– Eh bien, tu es née près de San Diego. Tes parents tenaient une boutique d’antiquités. Tu as étudié l’art à l’UCLA2, tu…
– Ça, c’est ce que je t’ai raconté, mais ce n’est pas la vérité. Ma mère a dû coucher avec la moitié des hommes du Nevada et n’a jamais été capable de me dire qui était mon père. Elle n’était pas antiquaire : c’était une pocharde qui n’a jamais rien fait de sa vie à part escroquer les gens et se soûler la gueule. L’art ? Je ne l’ai pas étudié à l’université, mais à Chowchilla, dans la plus grande maison d’arrêt pour femmes de Californie. Eh oui, Matt, tu vois, j’ai fait de la prison.
Déconcerté, Matthew regarda sa colocataire dans les yeux. Pendant quelques secondes, il pensa même qu’elle plaisantait, mais ce n’était pas le cas.
– Je ne vais pas te peindre un tableau à la Dickens, poursuivit April, mais j’ai eu une adolescence et une jeunesse compliquées : de mauvaises fréquentations, des fugues précoces et de la dope. Beaucoup de dope. À une époque, j’étais prête à faire n’importe quoi pour m’en procurer. Vraiment n’importe quoi.
Une larme coula soudain sur la joue de la jeune femme. Dans sa tête, des images douloureuses et humiliantes refirent surface comme par effraction, mais elle les repoussa.