– C’est vrai, admit-il, mais elle n’en est pas moins belle pour autant. Elle a un rapport avec Nick Fitch, n’est-ce pas ?
Elle ouvrit de grands yeux.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
– À cause du tatouage de licorne sur le bras gauche. Cet animal mythique a toujours été le symbole de Fitch. D’abord pour le jeu vidéo qu’il a créé à dix-huit ans, puis plus tard pour le nom de son système d’exploitation. C’est d’ailleurs aujourd’hui le logo de sa société.
– Unicorn, murmura Emma.
La licorne en anglais… Ce petit vicieux a raison…pensa-t-elle en poursuivant sa lecture.
Le triomphe de Unicorn dans les entreprises, les administrations et les agences gouvernementales.
Implanté massivement sur les serveurs des entreprises, le système Unicorn équipe également l’armée américaine. En très peu de temps, Fitch Inc. est devenu un partenaire privilégié et incontournable du département de la Défense. Depuis 2008, les centaines de smartphones et les tablettes des soldats américains accueillent une version modifiée de Unicorn. Le Pentagone a en effet jugé que le système d’exploitation était le plus sécurisé pour permettre à son personnel d’envoyer des documents sensibles et confidentiels depuis un appareil connecté.
Le système d’exploitation équipe également les drones de combat de l’US Air Force ainsi que le système de gestion des destroyers, les lance-missiles de la Navy.
Vie privée
Surnommé le Prince Noir, en raison de son jeu vidéo et de sa tenue immuable (jean noir, pull à col roulé sombre et veste de cuir), Nick Fitch est une personnalité énigmatique et iconoclaste. Le chef d’entreprise est un homme secret qui n’a plus donné d’interviews à la presse depuis 1999 et qui a toujours protégé sa vie privée. « Avoir un nom connu, mais un visage inconnu, cela me va très bien », expliquait-il au magazine Wiredlors de son dernier entretien. Passionné de jazz et de musique contemporaine, il est connu pour posséder une grande collection d’œuvres surréalistes qu’il a rassemblées dans une exposition permanente au sein de l’UC Berkeley Art Museum.
Selon le magazine Forbes, sa fortune est aujourd’hui estimée à plus de 17,5 milliards de dollars.
Emma leva la tête de la tablette tactile et se massa les paupières. Dans quoi avait-elle mis les pieds ? Un génie de l’informatique devenu milliardaire, un empire bâti sur les nouvelles technologies, l’armée américaine… Son « enquête » sur Kate l’entraînait dans des méandres qu’elle n’avait pas soupçonnés.
Tout cela a-t-il un sens ?se demanda-t-elle, soudain découragée. Quelle est ma légitimité pour enquêter sur cette femme ? Qu’est-ce que je fous ici, la veille du réveillon de Noël, enfermée dans un hôtel avec un adolescent grassouillet aussi paumé que moi ? C’est pathétique…
Derrière le comptoir, elle observa un moment le geste minutieux du sushiman qui étalait le riz sur la feuille de nori avant de le garnir de surimi, d’avocat et de concombre pour le rouler en maki. Puis son regard se posa sur Romuald. Scotché devant son écran, le geek ne levait la tête que pour saisir les petites assiettes qui passaient devant lui : carpaccio de Saint-Jacques, sushi chaud, temaki à l’oursin, patte de king crabe…
– Tu sais que tu n’es pas obligé de goûter toute la carte du restaurant…
Absorbé par sa recherche, il mit quelques secondes à réagir.
– Regardez ça, fit-il en tournant l’ordinateur vers Emma. C’est très intrigant…
Sur l’écran, il avait ouvert une multitude de fenêtres : des photos du visage de Kate avant et après son opération de chirurgie esthétique. Romuald avait annoté les clichés, les marquant de plusieurs traits et de mesures diverses.
– Qu’est-ce qui est intrigant ?
– C’est quand même bizarre de se faire une opération de chirurgie esthétique lorsqu’on est si belle et si jeune, non ?
– Oui, je m’étais fait la réflexion aussi. Surtout que les modifications sont minimes.
– Oui et non. En fait, une fois refait, le visage de Kate respecte tous les canons de beauté.
– Tu parles des proportions ?
– Oui. Il y a eu des études mathématiques sur la « beauté parfaite ». Les scientifiques ont cherché à comprendre pourquoi certains visages inspiraient une attraction immédiate. Et ils sont arrivés à prouver que la beauté parfaite suivait un algorithme mathématique.
– Un algorithme ?
– Un ensemble de règles qui tiennent à la symétrie du visage et au respect de certaines proportions.
– Comment sais-tu ça, toi ?
– Je suis en terminale scientifique. Un prof nous a fait étudier un article de Sciences & Viesur le sujet et ça m’avait marqué. Mais ces théories ne sont pas nouvelles : elles reprennent des commandements déjà connus du temps de Léonard de Vinci.
– À part la symétrie du visage, quelles sont les autres règles ?
– Si je me souviens bien, dans un visage parfait, la distance entre les pupilles doit être légèrement inférieure à la moitié de la largeur totale du visage. Et l’écart entre les yeux et la bouche devra être légèrement supérieur au tiers de la distance séparant la racine des cheveux du menton.
– C’est ce qui se passe ici ?
– Oui. Le visage de Kate atteint une sorte de « ratio optimal de perfection ». C’est ce qui explique son attractivité. Kate était « presque parfaite » et elle est devenue « plus que parfaite ».
Emma encaissa l’information.
Toujours autant de questions, toujours aussi peu de réponses…
– À votre avis, pourquoi a-t-elle fait ça ? demanda l’adolescent en chipant sur le plateau une assiette de mangue.
– Je n’en sais rien : pour plaire à un homme, pour avoir davantage confiance en elle…
Il avala les morceaux de fruit à une telle vitesse qu’il faillit s’étrangler. Emma s’agaça :
– Mais t’as peur de quoi, bordel ? Qu’on vienne te piquer ta bouffe ? Tiens-toi bien, tu n’as plus six ans !
Vexé, il haussa les épaules.
– Je vais aux toilettes, dit-il en descendant de son tabouret.
– C’est ça, crie-le plus fort pour que tout le restaurant soit au courant. Tu ne veux pas mettre un message sur Facebook pour prévenir tes potes, non plus ?
– Je n’ai pas de potes, rétorqua-t-il en baissant la tête et en s’éloignant.
– Tu vas me faire pleurer, Calimero. Rejoins-moi au bar de l’hôtel. J’ai besoin de deux ou trois cocktails pour me donner la force de te supporter.
Elle signa la note puis se leva à son tour, rangea l’ordinateur dans son sac et attrapa la parka du jeune homme.
*
Le bar du Four Seasons avait des airs de vieux club anglais : grande cheminée, panneaux de bois en séquoia, canapés en velours, bibliothèque, table de billard et lumière tamisée. Noël oblige, un grand saladier d’eggnog1 était posé près du comptoir. Emma se laissa tomber dans un fauteuil Chesterfield et commanda une caipiroska.
L’air de rien, elle n’était pas mécontente de la présence inattendue de Romuald. Le geek était un extraterrestre, vif, plein d’idées. Il pouvait lui être d’une aide précieuse si elle parvenait à canaliser son intelligence.
Voyant qu’il était décidé à s’incruster dans son enquête, elle avait laissé son amour-propre de côté pour tout lui raconter, depuis son coup de cœur pour Matthew à travers leur échange de mails jusqu’à sa fouille ce matin dans la maison des Shapiro, en passant par l’épisode du casino et la mise en évidence des infidélités de Kate. Elle ne lui avait rien caché, pas même l’épisode de son « suicide », ni la découverte du sac de sport planqué dans le faux plafond et contenant pas moins d’un demi-million de dollars.