Elle signa le reçu que lui tendait le serveur puis rejoignit Romuald.
*
Situé à côté de la réception, le Business Center était un grand espace aménagé de fauteuils et de compartiments cloisonnés, équipés d’ordinateurs, d’imprimantes et de fax. Emma découvrit Romuald qui travaillait dans l’un des box.
– Souriez ! demanda-t-il en braquant sur elle l’objectif de l’appareil photo intégré dans son téléphone. J’ai besoin de votre portrait. Vous préférez une carte du FBI ou de la BPD3 ?
– La BPD, c’est plus crédible.
– En tout cas, faudra penser à changer vos fringues. Vous ne faites pas trop flic, là.
– Tu sais ce qu’elles te disent, mes fringues ?
Elle s’assit à ses côtés et, tout en le regardant travailler, lui fit part de ses doutes :
– Peut-être qu’on fait complètement fausse route. Peut-être que Kate n’a absolument rien à se reprocher.
– Vous plaisantez ? Quelqu’un qui planque un demi-million de dollars en billets de banque dans un faux plafond a forcément quelque chose à se reprocher. Il faudrait savoir d’où vient cet argent et surtout ce qu’elle compte en faire.
– Qu’est-ce que tu proposes ?
– J’ai une petite idée, mais il me faudrait du matériel…
Elle décida de faire confiance au geek et lui tendit une de ses cartes de crédit.
– OK, achète ce que tu veux. Sors du liquide si nécessaire.
Puis elle souleva de nouveau la manche de son chemisier pour lire ce qu’elle avait écrit sur son avant-bras.
– Ah oui, il y a quelque chose sur lequel je voudrais que tu te renseignes. Kate tient un blog qui a pour nom Les Tribulations d’une Bostonienne. Le site recense des bonnes adresses de restos ou de boutiques. Jettes-y un œil. Quelque chose me paraît bizarre dans le ton ou la présentation…
– D’accord, je regarderai, promit-il en notant l’adresse.
Puis il lança l’impression de la fausse carte de police sur du papier cartonné et la découpa avec soin.
– Tenez, lieutenant, dit-il fièrement en tendant à Emma le précieux sésame.
Elle hocha la tête en constatant la qualité du travail de l’adolescent puis glissa la carte dans son portefeuille.
– On reste en contact, OK ? Tu ne fais pas de conneries et tu m’appelles si tu as un problème.
– Capito, répondit-il en lui adressant un clin d’œil et en agitant son téléphone.
*
Sur Boylston Street, la neige tombait toujours à un rythme soutenu, ralentissant la circulation. Mais les Bostoniens n’étaient pas décidés à abdiquer devant les éléments. Armés de pelles, les gardiens dégageaient l’entrée des immeubles pendant que les employés municipaux salaient la chaussée et régulaient le trafic.
Il y avait un centre commercial à proximité du Four Seasons. Emma y effectua un shopping express : un jean, des bottines, un pull à col roulé en cachemire, une veste en cuir.
Dans la cabine d’essayage, elle regarda sa métamorphose, se demandant si elle était crédible.
– Lieutenant Emma Lovenstein, police de Boston ! fit-elle en présentant sa carte au miroir.
17
Le garçon aux écrans
Notre liberté se bâtit sur ce qu’autrui ignore de nos existences.
Alexandre SOLJENITSYNE
Boston, 2010
19 h 15
Les flocons de neige s’accumulaient sur les lunettes de Romuald.
L’adolescent retira sa monture et frotta ses verres avec la manche de son pull. Il remit la paire sur son nez pour constater qu’il y voyait à peine plus clair. Avec ou sans lunettes, le monde lui apparaissait toujours embué, obscur, compliqué.
L’histoire de ma vie…
Pour une fois, il essaya d’agir avec ordre. En venant de l’aéroport, il avait repéré le bâtiment d’une grande enseigne informatique, un gigantesque cube transparent posé sur Boylston Street. C’est là qu’il devait se rendre. Le trottoir menaçait de se transformer en patinoire. Il glissa plusieurs fois et se rattrapa de justesse d’abord à un réverbère, puis à un panneau de signalisation. Enfin, il arriva devant l’immense façade de verre qui s’élevait sur trois niveaux. À deux jours de Noël, le magasin était ouvert jusqu’à minuit. Il ressemblait à une fourmilière. La foule pressante et compacte faillit faire renoncer le geek. Comme chaque fois qu’il se retrouvait dans ce type de situation, il éprouva une brusque montée d’angoisse. Son cœur pulsa dans sa poitrine et une coulée de sueur lui glaça les flancs. Pris d’un début de vertige, il tenta de s’extraire de cette marée humaine en empruntant l’escalier en plexiglas, point névralgique du magasin, qui reliait les trois étages.
En prenant de la hauteur, il respira un peu mieux et parvint progressivement à calmer son anxiété. Il rejoignit la file d’attente et patienta de longues minutes avant qu’un vendeur ne s’occupe de lui. Une fois le contact établi, l’adolescent sut se montrer convaincant : non seulement il savait ce qu’il voulait, mais il bénéficiait en plus d’un crédit presque illimité. Il choisit donc l’ordinateur le plus puissant, acheta plusieurs écrans ainsi que de nombreux périphériques, des câbles et des rallonges. Tout ce dont il avait toujours rêvé. Après avoir vérifié la validité de sa carte de paiement, le magasin accepta – au vu du montant de sa commande et de la proximité de l’hôtel – de lui livrer dans l’heure tous ses achats.
Fier d’avoir mené à bien la première partie de sa mission, Romuald retourna à pied au Four Seasons. Arrivé dans la suite, il appela le room service, commanda un burger Rossini aux truffes, une forêt noire et un Coca light pour se donner bonne conscience.
Une fois le matériel informatique réceptionné, il posa son baladeur sur les enceintes, programma une playlist appropriée (Led Zep, Blue Oyster Cult, Weezer…) et passa toute la soirée à configurer ses appareils.
Là, dans la chaleur de la chambre, protégé par le bourdonnement des machines, il était dans son univers. Il aimait les ordinateurs, les gadgets, la bouffe et s’offrir de longues échappées solitaires dans des bouquins de science-fiction ou de fantasy. Bien sûr, souvent, il se sentait seul. Très seul. La tristesse montait brusquement comme une vague venue de loin, le prenant à la gorge et le menant au bord des larmes.
Il était mal à l’aise partout, jamais vraiment à sa place, incapable de paraître décontracté. Ses parents et la psy qui le suivait lui répétaient souvent qu’il fallait qu’il « aille vers les autres », qu’il « pratique un sport », qu’il « se fasse des copains et des copines ». Parfois, pour leur faire plaisir, il consentait à quelques efforts qui ne portaient jamais leurs fruits. Il se méfiait trop des gens, de leur regard, de leur jugement, des coups qu’ils étaient capables de lui infliger. Il attendait alors qu’on lui tire quelques flèches et retournait se protéger derrière cette carapace qu’il s’était forgée depuis l’enfance.
Il acheva la mise au point de son installation en terminant son Coca. Il était à la fois excité et désorienté par la situation. Que faisait-il là, à Boston, à six mille kilomètres de chez lui, dans la suite improbable d’un hôtel de luxe avec une femme qu’il connaissait à peine et qui affirmait recevoir des mails du futur ?
Il s’était simplement laissé guider par son instinct. Il avait reconnu en Emma une sorte de grande sœur peut-être aussi paumée et seule que lui. Il devinait que, derrière ses piques, elle avait bon cœur. Surtout, il la sentait proche de la rupture et, pour la première fois de sa vie, il avait l’impression qu’il pouvait être utile à quelqu’un. Même s’il était le seul à le savoir, il sentait qu’il y avait en lui une force et une intelligence qui ne demandaient qu’à s’exprimer.
À présent, ses doigts couraient sur le clavier comme des fantassins à l’assaut d’une citadelle ennemie.
À New York, il avait vu son ami Jarod pénétrer furtivement dans le premier niveau du Domain Awareness System, le système de surveillance globale de la ville qui exploitait en temps réel les caméras de Manhattan. Il en avait retenu quelques manipulations. Assez pour s’attaquer à sa propre cible : le système informatique du Massachusetts General Hospital.