François était l’héritier d’un important vignoble du Bordelais. Elle l’avait rencontré deux ans plus tôt lors d’un voyage de découverte des cépages français. Il ne lui avait pas caché qu’il était marié et père de deux enfants, mais elle avait néanmoins répondu à ses avances. Emma avait prolongé son voyage en France et ils avaient passé une semaine de rêve à parcourir les routes du vin de la région : la célèbre « route du Médoc » sur la piste des grands crus classés et des châteaux, la « route des coteaux » avec ses églises romanes et ses sites archéologiques, les bastides et les abbayes de l’Entre-Deux-Mers, le village médiéval de Saint-Émilion… Par la suite, ils s’étaient revus à New York, au gré des déplacements professionnels de François. Ils avaient même passé une autre semaine de vacances à Hawaï. Deux ans d’une relation épisodique, passionnelle et destructrice. Deux ans d’attente déçue. Chaque fois qu’ils se retrouvaient, François promettait qu’il était sur le point de quitter sa femme. Elle ne le croyait pas vraiment, bien entendu, mais elle l’avait dans la peau, alors…
Et puis un jour, tandis qu’ils devaient partir en week-end, François lui avait envoyé un message pour lui dire qu’il aimait encore sa femme et qu’il souhaitait mettre fin à leur relation. Plusieurs fois déjà dans sa vie, Emma avait flirté avec les limites – boulimie, anorexie, scarifications –, et l’annonce de cette rupture ouvrit un gouffre en elle.
Un sentiment profond de vide l’avait alors dévastée. Ses lignes de fracture s’étaient creusées, ses zones de fragilité avaient contaminé tout son être. Soudain, l’existence n’avait plus rien à lui offrir et la vie lui avait semblé n’être que douleur. Pour faire taire cette souffrance, elle n’avait trouvé comme solution que de s’allonger dans sa baignoire et de se taillader les poignets. Deux profonds coups de cutter à chaque bras. Ce n’était pas un appel à l’aide, ce n’était pas du cinéma. Cette crise suicidaire avait été brutale, déclenchée par cette déception amoureuse, mais le mal venait de plus loin. Emma voulait que sa vie s’arrête, et elle aurait réussi si son imbécile de frère n’avait choisi ce moment pour débarquer dans son appartement, lui reprochant de n’avoir pas payé ce mois-ci la maison de retraite de leur père.
En repensant à cet épisode, Emma sentit un long frisson glacer son échine. La rame de métro arriva à la station de la 42 eRue, terminal des bus. Là, le wagon se vida et elle put enfin trouver une place. Elle venait de s’asseoir lorsque son portable vibra. François insistait :
Je t’en supplie, chérie, réponds-moi. Laissons-nous une
nouvelle chance. Fais-moi un signe. S’il te plaît.
Tu me manques tellement.
Ton François
Emma ferma les yeux et respira lentement. Son ancien amant était un manipulateur égoïste et inconstant. Il savait user de sa séduction pour se composer un personnage de héros au grand cœur et assurer son emprise sur elle. Il était capable de lui faire perdre tout contrôle. Il savait cruellement profiter de ses faiblesses et de son manque de confiance en elle. Il s’engouffrait dans ses failles, grattait ses cicatrices. Surtout, il avait l’art de farder la réalité pour présenter les choses à son avantage, quitte à la faire passer pour une mythomane.
Pour ne pas être tentée de répondre, elle éteignit son portable. Elle avait consacré trop d’efforts pour se défaire de son emprise. Elle refusait de retomber dans son piège juste parce qu’elle se sentait seule à l’approche de Noël.
Car son pire ennemi n’était pas François. Son pire ennemi, c’était elle-même. Elle ne pouvait se résoudre à vivre sans passion. Derrière son côté lisse et drôle, elle connaissait son impulsivité, son instabilité émotionnelle qui, lorsqu’elles prenaient le dessus, la plongeaient alternativement dans des périodes de profonde dépression et d’euphorie incontrôlable.
Elle se méfiait de sa terreur de l’abandon qui pouvait la faire basculer à tout moment et sombrer dans l’autodestruction. Sa vie affective était jonchée de relations douloureuses. En amour, elle avait trop donné à des personnes qui ne le méritaient pas. Des sales types comme François. Mais il y avait en elle quelque chose qu’elle ne comprenait pas, qu’elle ne maîtrisait pas. Une force obscure, une addiction la poussant dans les bras d’hommes qui n’étaient pas libres. Elle recherchait sans discernement une sorte de fusion, sachant très bien qu’au fond ces relations ne lui apporteraient ni la sécurité ni la stabilité auxquelles elle aspirait tant. Mais elle insistait et, avec dégoût, elle se faisait la complice de leurs infidélités, brisant des ménages, même si c’était contraire à ses valeurs et à ses aspirations.
Heureusement, la psychothérapie qu’elle suivait depuis quelques mois l’avait aidée à prendre du recul et à se méfier de ses émotions. Désormais, elle savait qu’elle devait penser à se protéger et à se tenir éloignée des individus néfastes.
Elle arriva au terminal de la ligne : la station World Trade Center. Ce quartier du sud de la ville avait été complètement dévasté par les attentats. Aujourd’hui, il était toujours en travaux, mais bientôt, plusieurs tours de verre et d’acier domineraient la skyline new-yorkaise. Un symbole de la capacité de Manhattan à sortir plus fort de toutes les épreuves, pensa Emma en montant les escaliers pour rejoindre Greenwich Street.
Un exemple à méditer…
Elle marcha d’un pas vif jusqu’au croisement de Harrison Street et s’engagea sur l’esplanade d’un complexe d’habitations constitué de hauts bâtiments de brique marron construits au début des années 1970, lorsque TriBeCa n’était qu’une zone industrielle recouverte d’entrepôts. Elle composa le code d’entrée et poussa des deux bras une lourde porte en fonte.
Pendant longtemps, le 50 North Plaza avait abrité des centaines d’appartements à loyers modérés dans ses trois tours de quarante étages. Aujourd’hui, les prix avaient flambé dans le quartier et l’immeuble allait être rénové. En attendant, le hall avait une allure triste et délabrée : murs décrépis, éclairage terne, propreté douteuse. Emma prit le courrier dans sa boîte aux lettres et emprunta l’un des ascenseurs pour rejoindre l’avant-dernier étage où se trouvait son appartement.
– Clovis !
À peine avait-elle franchi le seuil que déjà son chien rebondissait devant elle, lui faisant fête.
– Laisse-moi au moins refermer la porte ! se plaignit-elle en caressant la peau ample du shar-pei qui ondulait en plis secs et durs.
Elle posa son sac et joua quelques minutes avec le chien. Elle aimait sa silhouette compacte et robuste, sa truffe épaisse, ses yeux francs enfoncés dans sa tête en triangle, son air gentiment boudeur.
– Toi, au moins, tu me seras toujours fidèle !
Comme pour le remercier, elle lui servit un gros bol de croquettes.
L’appartement était petit – à peine 40 mètres carrés –, mais il avait du charme : parquet clair en bois brut, murs de briques apparentes, grande baie vitrée. La cuisine ouverte s’articulait autour d’un comptoir en grès noir et de trois tabourets en métal brossé. Quant au « salon », il était envahi de livres classés sur des étagères. Fictions américaines et européennes, essais sur le cinéma, ouvrages sur le vin et la gastronomie. L’immeuble avait quantité de défauts : une vieille plomberie, des dégâts des eaux récurrents, une buanderie infestée de souris, des ascenseurs toujours en panne, une climatisation défectueuse, des murs si fins qu’ils tremblaient pendant les orages et ne laissaient rien ignorer de l’intimité des voisins. Mais la vue était envoûtante et dégagée, dominant le fleuve et offrant des perspectives à couper le souffle sur Lower Manhattan. En enfilade, on voyait la succession des buildings illuminés, des quais de l’Hudson et des embarcations qui glissaient sur le fleuve.
Emma retira manteau et écharpe, pendit son tailleur sur un mannequin, enfila un vieux jean et un tee-shirt trop large des Yankees avant de rentrer dans la salle de bains se démaquiller.
Le miroir lui renvoya l’image d’une jeune femme de trente-trois ans aux cheveux bruns légèrement ondulés, au regard vert clair et au nez pointu sur lequel s’égrenaient quelques taches de rousseur. Dans ses (très) bons jours, on pouvait lui trouver une vague ressemblance avec Kate Beckinsale ou Evangeline Lilly, mais aujourd’hui n’était pas un bon jour. Ultime effort pour ne pas se laisser envahir par la tristesse, elle adressa au miroir une grimace moqueuse. Elle ôta ses lentilles de contact qui lui piquaient les yeux, chaussa sa paire de lunettes de myope et gagna la cuisine pour se préparer du thé.
Brrr, ça caille ici, frissonna-t-elle en s’emmitouflant dans un plaid et en augmentant la puissance du radiateur. Comme l’eau tardait à bouillir, elle s’installa sur l’un des tabourets du bar et ouvrit son ordinateur portable posé sur le comptoir.
Elle mourait de faim. Elle se connecta au site d’un restaurant japonais qui livrait à domicile et se commanda une soupe miso ainsi qu’un assortiment de sushis, de makis et de sashimis.