– En effet. Je suis ici car la BPD mène actuellement une investigation dans laquelle apparaît le nom de Kate Shapiro.
Joyce marqua une vraie surprise.
– Kate ? Que lui reprochez-vous ?
– Sans doute rien de grave, assura Emma. Kate n’est pas la personne principale visée par notre enquête. Je ne peux vous en dire plus pour l’instant, mais je vous remercie pour votre collaboration.
– Comment puis-je vous aider ?
– En répondant à quelques questions. Quand avez-vous rencontré Kate pour la première fois ?
– Eh bien, c’était en… en 1993, affirma-t-elle en comptant sur ses doigts. Nous étions toutes les deux élèves en première année du JMP.
– Le JMP ?
– Le Joint Medical Programde l’université de Berkeley. Il s’agit d’un cursus médical de cinq ans parmi les plus sélectifs du pays. Trois ans de master en sciences sur le campus suivis de deux ans de stage dans différents hôpitaux de Californie.
– À l’université, vous étiez sa meilleure amie, n’est-ce pas ?
Joyce plissa les yeux en silence, laissant les souvenirs remonter lentement du passé.
– Oui, c’est certain. Nous avons partagé la même chambre pendant trois ans à Berkeley avant de louer un petit appartement à San Francisco pendant deux ans. Ensuite, nous avons déménagé à Baltimore pour y débuter notre résidanat.
– Comment était Kate à l’époque ?
La neurologue haussa les épaules.
– Comme aujourd’hui, j’imagine : belle, ambitieuse, intelligente, dotée d’une volonté de fer… Vraiment très douée. Je n’ai jamais vu quelqu’un capable de travailler aussi vite et aussi longtemps. Je me souviens qu’elle dormait très peu et avait une capacité de concentration incroyable. C’était sans doute la meilleure élève de notre promotion.
– D’où venait-elle ?
– D’un petit lycée catholique du Maine dont j’ai oublié le nom. Avant Kate, jamais personne de cet établissement n’avait été admis au JMP. Je me souviens que son score au test d’intégration de l’école avait été le plus élevé depuis la mise en place de l’examen. Et je suis prête à parier que personne ne l’a battu aujourd’hui.
– Comment êtes-vous devenues amies ?
Joyce écarta les mains.
– J’imagine que la maladie de nos parents nous a rapprochées. Kate avait perdu sa mère des suites d’une sclérose en plaques. Nous étions toutes les deux décidées à consacrer notre vie à lutter contre les maladies neurodégénératives.
Emma fronça les sourcils.
– C’est bien ce que vous avez fait vous, mais pas Kate. Elle est devenue chirurgienne cardiaque.
– Oui, elle a changé brutalement de voie en 1999, au milieu de notre deuxième année à Baltimore.
– Vous voulez dire qu’elle a arrêté son résidanat de neurologie en deuxième année pour se réorienter en chirurgie ?
– C’est ça : comme c’était une très bonne élève, John-Hopkins4 a accepté de la transférer en cours d’année pour intégrer le résidanat de chirurgie.
– Quelle était la raison de ce changement ?
– Aujourd’hui encore, je serais incapable de vous le dire. C’est d’ailleurs à partir de cette date que nos chemins ont pris des directions différentes et que nos relations se sont distendues.
Emma insista.
– En réfléchissant, vous ne voyez vraiment pas ce qui a pu déclencher cette décision ?
– C’était il y a plus de dix ans. Nous n’avions que vingt-quatre ans à l’époque. Et puis, en médecine, il n’est pas rare que les étudiants changent d’orientation en cours de route.
– Tout de même, il s’agissait ici de l’engagement d’une vie. Vous disiez que Kate était déterminée à faire une carrière en neurologie.
– Je sais bien, acta Joyce. Quelque chose d’important s’est manifestement passé dans sa vie cette année-là, mais je ne saurais pas vous dire quoi.
Emma s’empara d’un stylo qui traînait sur le bureau et marqua la date « 1999 » sur son avant-bras suivie de la question : « quel événement dans la vie de Kate ? »
– Vous voulez un papier, lieutenant ?
Emma déclina la proposition et poursuivit son « interrogatoire » :
– Kate sortait avec des types, à l’époque ?
– Elle dégageait une sorte de beauté magnétique qui faisait qu’elle était très courtisée. De façon plus prosaïque : tous les mecs bavaient devant elle et rêvaient de la mettre dans leur lit.
– Vous ne répondez pas à ma question, insista Emma. Qui fréquentait-elle ?
Gênée, Joyce essayait apparemment de protéger l’intimité de son ancienne amie.
– C’est du ressort de sa vie privée, non ?
Pour lever ses scrupules, Emma précisa sa question :
– Elle sortait avec Nick Fitch, c’est ça ?
Joyce laissa échapper un imperceptible soupir de soulagement. Satisfaite de ne pas avoir trahi le secret de Kate, elle s’autorisa à la confidence :
– C’est vrai, Nick était le grand amour de Kate.
– Depuis quand sortaient-ils ensemble ? demanda Emma pour profiter de la brèche.
– Dès l’âge de dix-neuf ans. Nous étions en deuxième année à Berkeley lorsque Fitch est venu donner une conférence sur le campus. Kate l’avait déjà rencontré auparavant. Elle est donc allée lui parler après le séminaire et ils ont commencé à se fréquenter. Leur histoire d’amour a commencé en 1994. Fitch était déjà une légende à l’époque. Il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans et avait gagné beaucoup d’argent dans l’industrie du jeu vidéo. À l’époque, dans le milieu du logiciel libre, Unicorn était déjà dans toutes les bouches.
– Qui était au courant de leur relation ?
– Très peu de monde. Personne même, à mon avis, à part la mère de Nick et moi. Fitch a toujours été très discret sur sa vie personnelle. Un vrai parano. Vous ne trouverez aucune photo ni aucun film où on les voit ensemble. Nick y veillait.
– D’où vient cette parano ?
– Je n’en ai pas la moindre idée. En tout cas, c’est quelque chose de très ancré en lui.
Emma marqua une courte pause. Cette parano cadrait mal avec le film qu’elle avait réalisé le matin même sur son téléphone. Pourquoi Kate et Nick s’étaient-ils rencontrés dans un pub où n’importe qui aurait pu les voir ?
– Combien de temps a duré leur liaison ?
– Plusieurs années, mais c’était une relation en pointillé. « Suis-moi, je te fuis ; fuis-moi, je te suis. » Vous voyez le genre ?
– Très bien, malheureusement, souffla Emma.
Joyce sourit puis poursuivit :
– D’après ce qu’elle me confiait, Kate souffrait beaucoup de l’inconstance de Nick. Elle lui reprochait son manque d’engagement. Un jour, il pouvait se montrer très épris, mais redevenait distant dès le lendemain. Ils ont rompu plusieurs fois, mais ils finissaient toujours par se remettre ensemble. Elle était vraiment accro et elle aurait fait n’importe quoi pour lui, y compris cette stupide opération de chirurgie esthétique.
Emma ressentit un picotement dans le ventre. Elle avait vu juste…