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            – C’était en quelle année ?

            De nouveau, Joyce compta sur ses doigts.

            – Pendant l’été 1998, à la fin de notre première année de résidanat, quelques mois donc avant que Kate change de spécialité.

            – Pour vous, elle a fait cette opération pour plaire à Fitch ?

            – Oui, ça me semble évident. À cette époque, Kate ne comprenait pas pourquoi Nick la repoussait. Elle n’avait plus confiance en elle. Cette opération, c’était un geste désespéré.

            Emma changea de sujet.

            – Jusqu’à quand Kate et Nick se sont-ils fréquentés ?

            Joyce secoua la tête.

            – Je n’en sais strictement rien. Comme je vous l’ai dit, nous nous sommes perdues de vue lorsque Kate a changé de filière. On s’envoyait un e-mail de temps à autre, mais c’en était fini des confidences. Après Baltimore, elle est revenue à San Francisco pour terminer son résidanat, puis elle a suivi une formation de chirurgie cardiaque à New York. Il y a cinq ans, elle a conclu sa spécialisation par un clinicat en transplantation cardiaque à Boston et, dans la foulée, elle a réussi à obtenir un poste de titulaire au MGH.

            Emma prit la balle au bond.

            – Vous vous êtes donc retrouvées toutes les deux dans la même ville au même moment ?

            – À peu près. J’ai rejoint le Brain Institute il y a trois ans et demi.

            – J’imagine qu’à votre arrivée ici vous avez cherché à revoir votre amie…

            Légèrement mal à l’aise, Joyce attendit quelques secondes avant de répondre.

            – Oui, je l’ai contactée et nous avons pris un verre dans un café de Back Bay. C’était quelques mois après son accouchement. Elle m’a dit qu’elle était très heureuse, très satisfaite de sa vie de famille et très amoureuse de son mari, un prof de philo de Harvard.

            – Vous l’avez crue ?

            – Je n’avais aucune raison de ne pas le faire.

            – Vous avez reparlé de Nick ?

            – Non, ce n’était pas le moment. Elle venait de se marier et d’avoir un enfant. Je n’allais pas remuer le passé.

            – Vous vous êtes revues par la suite ?

            – Je lui ai proposé, mais elle n’a jamais répondu à mes e-mails ou à mes coups de fil. Au bout d’un moment, j’ai abandonné.

            Joyce poussa un soupir et le silence retomba dans la pièce. Emma tourna la tête vers la fenêtre. En plissant les yeux, elle distingua la rivière, noire et sombre, qui coulait en contrebas.

            – Très bien. Merci de votre coopération, dit-elle en se levant.

            Joyce se leva à son tour.

            – Je vous raccompagne, lieutenant.

            Emma suivit la scientifique dans le couloir puis dans l’ascenseur.

            – Vous ne pouvez vraiment pas me dire ce que l’on reproche à Kate ? insista Joyce en appuyant sur le bouton pour se rendre au rez-de-chaussée.

            – C’est encore trop tôt, je suis désolée. Je vous demanderai également de ne parler à personne de notre entretien.

            – Comme vous voulez. J’espère sincèrement qu’il n’est rien arrivé de grave, mais quoi que Kate ait pu faire, il y a une chose que vous devez bien comprendre : lorsqu’elle entreprend quelque chose, elle le fait avec intelligence et détermination. Et elle va jusqu’au bout. Elle n’a qu’une seule faille, qu’un seul point faible.

            – L’amour ?

            – Sans aucun doute. Kate disait elle-même que lorsqu’elle était amoureuse, elle sentait son âme russe se réveiller et qu’elle était capable des plus grands excès. Croyez-moi, ce n’était pas une plaisanterie.

            Joyce lui tendit sa carte alors qu’elles arrivaient dans le hall de l’institut.

            – Si vous avez besoin d’autres renseignements, n’hésitez pas, lieutenant.

            – Merci. Une dernière question : est-ce que Kate aurait été capable de faire quelque chose pour se venger de Nick ?

            Joyce ouvrit les mains dans un geste d’impuissance. Les deux femmes continuèrent à discuter une bonne demi-heure dans la lumière laiteuse du Brain Institute.

            Enfin, Emma sortit dans la nuit. Il était tard. La neige avait cessé de tomber, mais un froid polaire figeait le campus.

            Pas le moindre taxi à l’horizon. Elle marcha jusqu’à la station Kendall/MIT et rentra en métro jusqu’à Boston.

            En poussant la porte de sa chambre d’hôtel, elle découvrit Romuald endormi devant son mur d’écrans, la tête posée sur ses bras croisés.

            Intriguée, elle regarda l’installation informatique en ouvrant de grands yeux. L’adolescent avait transformé la suite en un impressionnant QG de sécurité.

            Elle quitta la chambre sans bruit et retourna au bar de l’hôtel.

            À cette heure de la nuit, l’endroit ne comptait que quelques clients.

            Elle commanda une nouvelle caipiroska et la sirota en repensant à ce que lui avait raconté Joyce Wilkinson avant qu’elles ne se quittent.

            La première rencontre de Kate et de Nick.

 19

            L’Immortelle péruvienne

            Les paroles d’amour sont comme des flèches lancées par un chasseur. Le cerf qui les a reçues continue à courir et l’on ne sait pas tout de suite que la blessure est mortelle.

            Maurice MAGRE

            Dix-neuf ans plus tôt

            Février 1991

            Kate a seize ans – Nick a vingt-trois ans

            Le restaurant d’une station-service, près de St. Helens en Oregon.

            Il neige. La salle est presque vide. Un unique client termine ses œufs Benedict en jouant une partie sur un échiquier électronique. Derrière le comptoir, la très jeune serveuse écoute l’album Nevermindqui tourne dans le lecteur CD. Un livre de biologie ouvert devant les yeux, elle paraît pleinement absorbée par sa lecture même si son corps, lui, vibre discrètement au rythme des chansons.

            – Mademoiselle ! Pouvez-vous me resservir du café, s’il vous plaît ?

            Kate lève la tête de son manuel, s’empare de la cafetière qui chauffe sur son support et s’avance vers le client. Elle le sert tout en évitant de croiser son regard. Son attention se porte sur la partie d’échecs qu’il est en train de disputer. Elle se mord la langue, hésite à lui faire une remarque, à sortir du principe qu’elle s’est fixé : se tenir le plus possible éloignée des hommes. Finalement, alors qu’elle le voit prendre une pièce sur l’échiquier, elle franchit le pas et ordonne :

            – Reposez votre tour et oubliez le roque5.

            – Pardon ? demande Nick.

            Sa voix est mélodieuse et ensoleillée. Pour la première fois, elle le regarde vraiment. Il est habillé tout en noir, mais son visage est avenant et ses cheveux brillent comme du miel.

            – Sur ce coup, ce n’est pas une bonne idée de vouloir roquer, explique-t-elle, sûre d’elle. Déplacez plutôt votre cavalier en e7.

            – Et pourquoi donc ?

            – Vous en êtes au dixième coup, n’est-ce pas ?

            Nick regarde l’échiquier et acquiesce :

            – Exact.

            – Alors, cette configuration de jeu suit le modèle d’une partie célèbre : l’Immortelle péruvienne.